Les Cinq/II/47. La Rafanetta


XLVII

LA RAFANETTA


La Rafanetta est un jeu d’Italie et surtout de Sicile.

Rafano veut dire proprement un « cran ». La rafanetta est un caressant diminutif qui sert à désigner un petit instrument, semblable à ces anciens casse-noisettes qui opéraient par la pression d’une vis.

Jeunes gens et jeunes filles du pays de Catane introduisent leurs doigts dans le trou destiné à la noisette ; chacun dépose une baïoque au panier, et celui qui supporte la plus haute pression gagne la poule.

Le père Preux, Mme la baronne Laure de Vaudré, le vicomte de Mœris, M. Achille Moffray et Donat, dit Mylord, étaient rassemblés et tenaient un conseil qu’on peut bien appeler suprême, car il précédait de quelques minutes seulement la bataille.

Le lieu choisi pour cette dernière entrevue était la petite chambre située à l’encoignure du pavillon, entre la grotte qui y donnait accès et le corridor menant à l’ancien appartement du feu comte Roland. C’était cette même petite chambre qui avait servi de retraite à princesse Charlotte pendant la maladie de son cousin Roland et par où, quelques heures auparavant, elle avait introduit Édouard Blunt auprès du marquis de Sampierre.

Il y avait une bougie plantée à terre. Laure était assise sur l’unique chaise. Le papa Preux, Mœris et Moffray avaient pris place sur l’ancienne couchette de Charlotte.

Mylord se tenait debout. Tout le monde était en costume de bal, sauf le Poussah qui avait pourtant fait toilette jusqu’à un certain point.

Il avait une redingote toute neuve et des souliers vernis.

Mylord semblait grandi et vieilli. Sa tête s’inclinait violemment sur son épaule et se redressait soudain, de temps en temps, par un mouvement, involontaire comme une convulsion.

Ses traits exprimaient une résolution froide et par cela plus terrible.

Par intervalles, ses yeux sombres rendaient un double éclair.

Laure était froide aussi et résolue, mais le travail et les angoisses de cette journée l’avaient brisée plus qu’une semaine de fièvre.

En elle tout fléchissait hormis sa volonté implacable.

Les autres étaient tout uniment piteux comme des chiens battus. Le père Preux, essoufflé du grand effort de sa course et baigné par des torrents de sueur, avait néanmoins sa grosse figure toute blême : Mœris et Moffray faisaient compassion.

C’était Mylord qui parlait.

Il faisait de son mieux pour contenir sa voix, qui parfois s’échappait en rauques éclats. Il disait :

— L’enseignement rationnel du docteur Jos. Sharp condamne le meurtre, en thèse générale. Il l’ordonne néanmoins dans deux cas spéciaux : 1o quand on est surpris en flagrant délit ; 2o quand un premier meurtre commis laisse derrière soi des témoins.

Nous étions dans le premier cas à Ville-d’Avray. Nous sommes, depuis lors, dans le second.

À Ville-d’Avray, j’ai tué parce que cette Charlotte connaissait Mme Marion sous son nom de baronne de Vaudré.

J’ai tué par le feu, parce que l’incendie fait la nuit après lui.

Dans les heures qui ont suivi, j’ai continué de tuer, selon le précepte du maître, pour supprimer tous les témoins. Il en est résulté ceci : Mme Marion est morte pour le monde, parce que tous ceux qui étaient dans la maison de Mme Marion sont morts.

— Tous ? fit Laure.

— Tous répéta l’élève de Jos. Sharp dont le cou se dressa tout droit.

— Vous êtes donc retourné là-bas ? demanda le père Preux : cette nuit ?

— Quand je suis revenu à Paris, reprit Mylord après avoir fait un signe d’affirmation, il n’y avait plus rien derrière nous : Je dis rien, excepté ce témoin dont nous n’avons fait que soupçonner la présence…

— Chanut ! interrompit Preux : Je jure qu’il était là !

Mylord le regarda fixement.

— Pourquoi avez-vous envoyé un messager, ce soir, à un chef de la préfecture, vous ? demanda-t-il.

Il y eut un mouvement parmi ceux qui entouraient le Poussah.

Mais celui-ci répliqua sans se troubler :

— Précisément parce que Vincent Chanut était à Ville-d’Avray. M. Morfil serait avec ses hommes dans le parc de Sampierre, si à l’heure qu’il est, je ne les avais mis dans ma propre maison.

Moffray et Mœris ne prenaient plus la peine de cacher leur détresse.

— Tout cela est insensé ! dit Moffray.

Et Mœris ajouta :

— Nous jouons un jeu de fous furieux !

Mylord leur imposa silence d’un geste et reprit :

— Nous jouons à coup sûr, du moment que je tiens les cartes.

Puis, s’adressant à Laure :

— Il n’y a, dit-il, que vous de brave ici, ma femme.

Laure ne répondit pas. Mylord reprit :

— M. Preux, quand votre messager est revenu, ne vous a-t-il pas dit qu’il y avait quelqu’un avec le chef de la police, au café du Commerce, place des Trois-Marie ?

— Si fait, répondit le Poussah : mon soldat m’a dit qu’il y avait quelqu’un.

— Vous a-t-il dit le nom de ce quelqu’un ?

— Non.

— Votre messager connaît-il Vincent Chanut ?

— Oui, certes.

— C’était pourtant Vincent Chanut qui était avec M. Morfil.

— Alors, s’écrièrent ensemble Mœris et Moffray, nous sommes cent fois, mille fois perdus !

En s’essuyant à deux mains, le Poussah fit ruisseler la sueur de son crâne qui trempa le sol.

— Il se déguise très-bien ce Chanut poursuivit froidement Mylord. Quand il est sorti du café, je l’ai suivi jusque chez lui, et je l’ai attendu dans son propre escalier. Je savais qu’il rentrait pour faire toilette. Il devait être des nôtres, ici, chez Mme la marquise, et sans doute il n’y serait pas venu seul, car il avait des invitations plein ses poches. Il est ressorti au bout de vingt minutes et je ne l’ai pas reconnu : c’était un gros bourgeois blond, habillé tout comme un notaire. Mais quand il a été couché mort sur le palier du quatrième étage…

— Vous l’avez donc frappé sans le reconnaître ?

Ceci fut dit par tout le monde à la fois.

Mylord avait aux lèvres un orgueilleux sourire. Il poursuivit, fier de l’effet produit :

— Quand il a été couché mort et bien mort, j’ai arraché sa perruque blonde. C’était lui, j’en réponds. Jamais il ne se déguisera plus.

Dans la stupeur qui suivit ces paroles, il y avait de l’admiration et aussi un symptôme de confiance faisant effort pour renaître.

Un peu de sang revint aux joues de l’homme d’affaires et du coureur d’aventures, ce lièvre qui vivait d’une réputation de lion. Le Poussah baisa le bout de ses doigts et dit :

— Vous, vous êtes un joli mâle monsieur l’anglais !

Seule, Laure ne changea point de visage. Elle ressemblait à une statue.

Mylord dit, répondant au père Preux :

— Je suis le no 1. Le maître doit tout faire par lui-même, et vous savez maintenant le sort réservé à ceux qui s’arrêteraient en chemin. Pour le moment, la route parcourue est nette. Donc, regardons en avant. Quelle heure est-il, monsieur Preux ? L’héritier de Sampierre et de Paléologue n’a pas encore de montre dans son gousset.

Le Poussah consulta la sienne et répondit :

— Une heure et trois minutes.

Mylord reprit :

— M. le comte Pernola ne viendra qu’au quart : nous avons le temps… En avant, il reste des obstacles : d’abord, Pernola que je viens de nommer, ensuite capitaine Blunt. Capitaine Blunt n’est pas un témoin, il ne sait rien contre nous, mais s’il arrivait jusqu’au conseil de famille, tous nos projets seraient ruinés. Au contraire, sa mort me fait invincible. S’il est mort, je parlerai de lui, je m’appuierai sur lui. Voilà pourquoi je le condamne à mourir.

— Êtes-vous sûr qu’il viendra ? demanda Preux.

— Avant de passer par mes mains, répliqua Mylord, Vincent Chanut l’avait convoqué, je suis sûr de cela, et les quatre hommes que nous avons postés au revers du pavillon l’attendent.

— Et Pernola ? demanda encore le Poussah.

— C’est différent. M. le comte a pris l’initiative. C’est lui qui nous a appelés. Il a besoin de nous, pour rendre définitifs et non sujets à réclamations certains actes de vente qu’un mot du marquis, mon père, réduirait à l’état de vieux papiers, mais que son décès fera authentiques, j’entends le décès de mon père. Le comte Pernola est un homme de mérite, il n’a qu’un tort, c’est de nous prendre pour des niais ; vous savez cela mieux que moi, monsieur Preux, puisque c’est à vous qu’il a tendu le dernier hameçon. Vous êtes une paire d’amis, tous les deux.

— Il m’a fait savoir, dit le Poussah, que M. le marquis serait seul cette nuit au pavillon, bouclant ses malles pour passer en Angleterre, et que sa valise pesait lourd !

— Demandez à Mme la baronne ce que lui ont appris Mlle d’Aleix et son Édouard Blunt.

Laure répondit si bas qu’on eut peine à l’entendre.

— C’est Pernola tout seul qui doit fuir cette nuit…

— Et qui est comme nous, interrompit Mylord : il ne veut rien laisser derrière lui !

Tout en parlant, depuis quelques minutes, il maniait une cordelette avec la dextérité qu’il mettait à toutes choses, et la disposait selon un certain système de nœuds.

Cela ressemblait un peu aux collets dont on se sert pour prendre les grives au moment de la passée.

En bruit léger se fît dans le corridor qui menait à l’intérieur du pavillon. Mylord prêta l’oreille.

no 2 et no 3, ordonna-t-il d’un air goguenard, mettez-vous des deux côtés de cette porte ; quand mon cousin va entrer, vous le terrasserez et vous le bâillonnerez.

Mœris et Moffray n’osèrent pas désobéir.

— Connaissez-vous cela ? demanda Mylord au Poussah en lui montrant son piège à grives.

— Parbleu ! fit le père Preux : Mme la baronne aussi. Nous avons habité ensemble le pays basque. C’est le garrote pequegno, à l’aide duquel les bandits de la Navarre font sortir de terre les doublons des hidalgos campagnards.

Mylord introduisit une clef dans le principal nœud de sa cordelette et remit le tout aux mains du Poussah en disant :

— Voilà l’hidalgo qui vient… accouchez-le de ses doublons.

On frappait doucement à la porte intérieure.

— Entrez ! fit le père Preux sur un signe de Mylord.

Le comte Pernola entr’ouvrit la porte. À la vue de Laure, il entra vivement.

À peine eut-il passé le seuil qu’il tomba : la main de Mœris avait étouffé son premier cri.

Giambattista Pernola était aussi en costume de bal. Cela donnait une couleur singulière à cette scène de violence qui avait lieu dans une pauvre chambre humide comme un caveau et à peine éclairée par la bougie brûlant au ras du sol.

Dès le premier instant, Pernola se vit perdu. La délicate pâleur de son teint devint verte. Il fit un effort pour appeler au secours.

Le mouchoir de Moffray, noué avec une brutale vigueur, remplaça la main de Mœris sur sa bouche.

— Apportez-le ! commanda Mylord.

Son geste montrait le carreau au pied du Poussah.

Mœris et Moffray soulevèrent Pernola et le déposèrent à cette place.

Il se releva aussitôt sur ses genoux jetant tout autour de lui son regard épouvanté.

— Mon cher monsieur, lui dit Mylord, veuillez vous remettre. Si vous vous comportez sagement, il ne vous sera point fait de mal. Vous êtes ici en famille. Inutile de vous présenter ces messieurs, ni madame la baronne. Moi, je suis votre cousin Domenico, le frère du comte Roland que vous avez empoisonné.

Les mains de Pernola s’agitèrent désespérément. Mylord poursuivit en tirant la baguette d’arrêt d’un revolver :

— Soyez très-prudent, je vous le conseille. Je suppose bien que vous êtes armé. Laissez-vous fouiller sans résistance. M. le marquis, mon père, est ici près, et il ne faut pas qu’il vous entende.

Sur un signe, Mœris et Moffray retirèrent des poches de Pernola deux pistolets et un stylet d’Italie.

— Voilà qui est bien, reprit Mylord, qui abaissa son revolver. Maintenant, ayez la bonté de nous dire où vous avez mis tes traites représentant le revenu de Paléologue, escompté pour dix ans et les six actes de vente à l’aide desquels vous comptiez me voler mes domaines de Sampierre.

Un étonnement sans bornes secoua l’apathie de Pernola dont le regard interrogea mieux que ne l’eût fait la parole elle-même.

— Certes, certes, fit Mylord doucement, vous avez bonne envie de savoir comment j’ai appris ces détails, mais le temps nous manque, mon cousin, et c’est à vous de répondre.

Pernola baissa les yeux et garda le silence.

— Allez, monsieur Preux, dit Mylord sans élever la voix. Moffray, ayez l’obligeance de tenir le bras gauche et Mœris se chargera des jambes.

Il ajouta, en s’adressant de nouveau à Pernola :

— Vous êtes de Sicile, mon cousin, vous connaissez le jeu de la rafanetta ?

Pernola releva ses yeux égarés.

— Comme je n’avais pas de casse-noisette sous la main, poursuivit Mylord, j’ai fabriqué un joujou qui en tiendra lieu. Allez, messieurs !

Moffray se saisit du bras gauche, Mœris s’empara des jambes. Pendant cela le Poussah, prenant le poignet droit, passa la main de Pernola dans les nœuds de la cordelette, de telle façon que le pouce fût replié et serré comme l’est le cou de l’oiseau arrêté par le piège.

Il donna en même temps deux ou trois tours de clef.

La poitrine du patient gronda.

no 5, dit Mylord, dénouez le haillon, pour que mon cousin puisse nous fournir le renseignement que nous attendons de son obligeance.

Laure se leva et lâcha le nœud du mouchoir.

— Madame ! oh ! madame ! s’écria aussitôt le malheureux Italien : ayez pitié de moi !

— Plus bas ! ordonna Mylord qui se plaça auprès de lui, le revolver armé à la main. Ceci tiendra lieu de bâillon. Au premier cri, mon cousin, je vous fais sauter la cervelle.

Puis, imitant l’accent de Sicile :

Alla rafanetta signor Poussah ! dit-il : Un’ rafano ! (un cran).

Le père Preux donna un tour à la clef.

Tout le corps du patient fut secoué par une convulsion.

— Voulez-vous nous dire où vous avez caché le bien volé ? demanda Mylord dont le revolver touchait presque la tempe de Pernola.

Celui-ci ne répondit point.

Un’ rafano !

La clef tourna. La sueur ruissela sur le front du patient.

— Voulez-vous parler, mon cousin ?

Pas de réponse.

Un’ rafano !

Les paupières de Pernola se bordèrent de rouge.

— Nom de nom de nom ! dit le Poussah qui avait aussi le visage inondé, ne vous entêtez pas, voisin. J’en ai mal jusque sous les ongles !

Mœris et Moffray, blêmes tous deux, tressaillaient aux mêmes convulsions que le patient Laure se cachait le visage à deux mains.

Mylord seul gardait toute sa tranquillité. Sur ses traits pas un plan ne bronchait.

Un’ rafano ! commanda-t-il encore de sa voix sèche et froide.

Le tour de clé ne s’acheva pas. Le pouce craqua et la cordelette se détendit.

Pernola, qui pleurait du sang, ouvrit la bouche pour lancer le cri de son atroce souffrance, mais le froid du pistolet toucha sa tempe.

— Voulez-vous parier, mon cousin ?

Et comme Pernola ne répondait point encore, Mylord reprit :

— Essayons avec l’autre main.

Cette fois, un râle sortit de la gorge du patient. Sa tête tomba comme un plomb sur sa poitrine.

Le misérable homme était vaincu.

— Je parlerai ! prononça-t-il d’une voix étranglée.

Asseyez-le sur le lit ! commanda Mylord, et qu’on le panse !… Mon cousin, nous vous attendons.

— Dans le corridor, ici près, balbutia Pernola dont les paroles sortaient avec peine, soulevez le cinquième et le sixième carreau, à partir de la porte, à gauche, le long du mur…

Mylord s’élança, mais en franchissant le seuil, il dit :

— Veillez bien et remettez le bâillon ! S’il avait voulu nous endormir…

L’instant d’après, il reparaissait, brandissant le portefeuille conquis.

— Tenez-moi la lumière ! fit-il.

Et pour la première fois, depuis le commencement de cette terrible scène, l’émotion altérait sa voix.

Mœris leva la bougie.

Mylord ouvrit le portefeuille et en examina le contenu pièce à pièce.

— Tout y est ! s’écria-t-il enfin. Vous êtes riches, mes camarades ! mais le no 1 aura sa part de lion !

À ce moment, de l’autre côté de la porte donnant sur la grotte, on entendit un grand bruit : un bruit de lutte qui allait se rapprochant.

— À l’autre ! à capitaine Blunt ! dit Mylord dont la physionomie avait déjà repris sa froideur. Vous serez sept contre un. Frappez ferme et ne redoutez plus la loi. La loi est avec nous. Moi, je reste. Mme la baronne et moi, nous suffirons à notre tâche, ici.

Il ferma le portefeuille et ajouta :

— Vous m’avez pris pour un fou : je suis un maître. On avait dépouillé le marquis de Sampierre, on allait l’assassiner. Moi, qui suis son fils, j’ai repris mon bien et j’ai sauvé mon père ! Ah ! ah ! la loi ! je l’ai dans ma poche, la loi !