Les Cinq/II/12. Explication


XII

EXPLICATION


Le soleil inclinait déjà sa course et ses rayons obliques ne jetaient plus aux fenêtres du pavillon que les ombres mouvantes et festonnées des feuillages. Il faisait une chaleur pesante ; la tiède odeur des massifs et des corbeilles enivrait l’air.

C’était l’heure capiteuse qui porte aux uns l’enchantement des sens et aux autres la migraine.

Au dehors, rien ne bougeait ni ne bruissait. Mais je me suis laissé dire que certains gentilshommes, terriblement civilisés, possèdent cette acuité particulière de l’ouïe tant célébrée par les romanciers de la vie sauvage et dont ils font le privilège exclusif des Mohicans.

M. le comte Pernola, des marquis Sampietri, était peut-être de ceux qui entendent l’herbe pousser, à moins pourtant que son brusque mouvement vers les fenêtres n’appartînt à cet art qu’on appelle « mise en scène » au théâtre et sans lequel, assure-t-on, il ne faut plus songer à réussir dans les affaires de notre vie publique ou privée.

Son but en ce moment, était de frapper violemment le marquis ; chose à la fois très facile et très malaisée, parce que le marquis avait des sensibilités bizarres et des duretés impossibles à prévoir : tantôt impressionnable plus qu’une femmelette, tantôt inerte comme un caillou ; à la fois intelligent, subtil même, et obtus ; buvant l’émotion à la manière des éponges, mais ne la gardant pas plus qu’un vase fêlé ne conserve la liqueur ; despotique et timide en même temps, humble et orgueilleux, insaisissable parce qu’il ne se possédait pas lui-même, pauvre noble machine dont les rouages étaient aux trois quarts brisés.

Pernola savait jouer de cette machine autant qu’il est possible de connaître un instrument capricieux et détraqué. Il prenait ses moyens d’action où il pouvait et faisait flèche de tout bois.

M. de Sampierre avait éprouvé un ébranlement nerveux en le voyant s’élancer vers la croisée. Son visage avait exprimé une vague appréhension : nous savons qu’au fond de sa folie, feinte et vraie, tout à la fois, il y avait une terreur.

Depuis vingt ans, la pensée du compte qu’il devait à la justice humaine ne l’avait jamais abandonné.

Mais l’inquiétude qui était dans son regard disparut au bout de quelques secondes, et avant même que Pernola eût quitté sa posture de guetteur, M. de Sampierre, renversé dans son fauteuil, égarait ses yeux au plafond.

Au boutade deux ou trois minutes, pendant lesquelles le plus profond silence n’avait cessé de régner au dehors, Pernola revint à son siège.

Il ne s’expliqua point sur ce qu’il avait vu, mais il était très pâle.

Il avait fermé les deux fenêtres donnant sur les bosquets.

M. de Sampierre ne lui adressa aucune question.

— Giammaria, reprit le comte après un silence et en parlant très-bas, vous m’excuserez. Certaines précautions qui peuvent vous sembler futiles ou exagérées sont de la plus absolue nécessité, — non pas pour moi, assurément ; moi, je ne compte pas : il ne s’agit que de vous. Vous n’avez aucune idée des dangers qui vous entourent.

— Étais-je plus en sûreté là-bas, chez le docteur ? demanda le marquis.

— Non. Vous étiez plus exposé encore. Il n’y a qu’un seul endroit où l’on puisse se cacher aisément, c’est Paris.

Le front de M. de Sampierre se plissa, pendant qu’il répétait :

— Se cacher !

— Vous n’avez jamais entendu parler des Cinq ? demanda brusquement Pernola.

— Jamais, répondit le marquis. Qu’est-ce ?

— C’est une Société régulièrement instituée pour exploiter le malheur de votre situation et l’incapacité… la crédulité, si vous voulez, de Mme la marquise. Cette entreprise n’est du reste pas la seule. On fonde des compagnies autour de vous comme si vous étiez un champ d’or ou un bassin houiller. Ces Cinq ont cela de particulier que leur association commerciale est une métamorphose. La semaine dernière, ils étaient encore une bande de voleurs vulgaires. Le changement s’est fait grâce à l’adjonction de quatre membres nouveaux qui sont les deux agents d’affaires de Domenica Paléologue, sa somnambule et son fils.

— Son fils ! répéta M. de Sampierre, qui fît un bond sur son fauteuil. Le fils de qui ? de la somnambule ?

— Non pas, le fils de Domenica.

— Par le corbac ! s’écria le marquis dont les yeux flambèrent, prenez garde à vous, Battista ! ne jouez pas avec moi !

— Plus bas ! fit le comte ; je ne suis pas bien sûr que nous soyons ici à l’abri de l’espionnage. Tout dévouement humain a des limites. Je suis las de vous servir malgré vous. Dites-moi seulement : « Cousin, je ne veux pas vous entendre », et je prends mon passeport pour notre chère Sicile où je vivrai heureux dans le calme de la médiocrité.

M. de Sampierre hésita.

— Je vous avais défendu… dit-il.

— Une fois pour toutes, interrompit Pernola, je n’accuse personne. Bien au contraire, je plains ma noble cousine du plus profond de mon cœur. Mais parce qu’elle est victime d’une audacieuse imposture, faut-il que vous laissiez ruiner, déshonorer, traîner devant les tribunaux peut-être…

— Battista, Battista, fit M. de Sampierre en chancelant tout assis qu’il était, je suis de ceux que les paroles tuent. Mes domaines du Danube sont loin. S’il le faut, je fuirai jusque-là ! Est-il encore temps de fuir ?

— Vos domaines du Danube appartiennent au fils de Domenica Paléologue, répondit le comte.

Il ajouta, en prenant les mains tremblantes et glacées du marquis :

— Je vous affirme sur mon honneur que je vous sauverai si vous ne vous mettez pas contre moi !

— Contre vous, mon cher, mon seul ami ! s’écria M. de Sampierre qui eut des larmes plein les yeux ; contre vous, Battista, mon protecteur et mon ange gardien ! Non, non ; bien loin de là ! Je suis à vous, je me donne à vous, secourez-moi ! je vous en prie !

Pernola fronça le sourcil et dit d’un ton sévère :

— Giammaria, si je ne vous savais le plus brave des hommes, je croirais que vous tremblez ! Reprenez possession de vous-même. Notre explication sera courte désormais, et j’ai confiance qu’elle va être décisive. D’abord, mettez-vous bien ceci dans l’esprit : tout danger cesse, toute menace est supprimée du moment que nous sommes d’accord, vous et moi. Ce n’est ni pour vous cacher ni pour fuir que je vous ai ramené à Paris, c’est pour agir.

Le marquis s’était redressé en proie à une agitation fiévreuse qui mettait des tons vivants sur le marbre de son visage. Il dit précipitamment :

— J’agirai ! je suis fort ! je l’ai prouvé ! j’ai frappé ; je puis frapper encore : il y a des moments où je hais cette femme qui a été le malheur de toute mon existence…

Il s’arrêta épouvanté parce que Pernola posait un doigt sur sa bouche.

— Quelqu’un a-t-il pu m’entendre ? balbutia le marquis dardant un coup d’œil cauteleux autour de lui.

— Tout ce qui nous environne, répliqua le comte mystérieusement, a des yeux et des oreilles. Je vous ai déjà prévenu.

M. de Sampierre laissa retomber sa tête sur sa poitrine et murmura :

— Je ne parlerai plus… ah ! Battista, je voudrais être fou !

— Du courage ! fit celui-ci : une heure de courage et je réponds de tout. Il ne s’agit plus de frapper : c’est pour avoir frappé que votre main est paralysée. Nos seules armes doivent être celles de l’intelligence. Établissons bien notre position : vous possédiez légalement deux monstrueuses fortunes qui faisaient de vous l’homme le plus riche de France, bien certainement, et peut-être de l’Europe. Au lieu de vous dire qu’avec cette arme enchantée, cette massue d’or, vous pouviez combattre des géants, vous avez eu frayeur de la loi qui ne vous cherchait plus ; vous avez lâché votre proie splendide pour l’ombre de la sécurité. Elles sont toujours à vous, ces richesses, mais vous n’en pouvez plus disposer. La loi, que vous avez essayé de tromper, les a mises aux mains d’une chère et sainte créature que vous aimez, que vous avez raison d’aimer et qui serait la plus adorable des femmes sous la protection d’un époux.

C’est justement cette protection qui lui manque.

Elle est seule, car le conseil de famille, nommé par les tribunaux, est composé de telle sorte que la réunion de ses membres est difficile, presque impossible.

Le Ghika et le Courtenay vivent à Bucharest, le survivant des Comnène habite la Terre-Sainte, Rohan défriche ses forêts de Hongrie… les autres sont je ne sais où… Mme la marquise est donc bien seule et submergée par cette opulence qui masse autour d’elle des cohues de cupidités.

Ce qui est pillé, ravagé et saccagé chaque année par ses gens de maison vous paraîtrait fabuleux, mais qu’importe cela ? On peut puiser à l’océan sans le tarir : je ne m’occupe même pas de ce vol organisé qui ferait vivre cent familles. C’est le fonds seul qui m’intéresse ; c’est le fonds qu’il faut défendre.

Le fonds est attaqué par ces chiourmes de flibustiers dont je vous parlais tout à l’heure et dont je désignais la principale sous ce nom : Les cinq. Vous attirez les aventuriers comme les gisements d’or d’Australie ou de Californie.

Que faire à cela ?

La chose du monde la plus simple : occupez la mine délaissée, personne ne rôdera plus alentour.

— Je suis prêt, répondit M. de Sampierre d’un ton résolu et je vous comprends. J’irai devant les juges, la sentence qui me frappe d’incapacité sera réformée…

— Bravo ! interrompit Pernola. Ceci est excellent, mais il faut des mois, peut-être des années pour amener un tribunal à revenir sur sa décision, et je ne sais pas si nous avons une semaine devant nous.

— Comment ! une semaine !

— Je penche à croire que tout sera réglé dans vingt-quatre heures.

— Que faire en vingt-quatre heures ! s’écria le marquis avec découragement.

— Tout ! répliqua Pernola. La massue d’or est à portée de nos mains, il n’y a qu’à la ressaisir. Les brigands qui rodent autour de la maison n’ont d’autre audace que leur conviction d’y trouver une femme isolée : il n’y a qu’à ouvrir la porte toute grande et à leur montrer un homme !

— La loi m’a pris mes droits, dit M. de Sampierre tristement : jusqu’à ce qu’elle me les rende, je ne suis plus un homme.

Pernola mit la main sur le côté gauche de sa poitrine.

— Giammaria, prononça-t-il avec lenteur et d’une voix que l’émotion altérait, la loi ne peut rien contre le cœur. Il y a quelqu’un ici-bas qui vous appartient corps et âme. Il y a un homme qui prendra votre place, si vous consentez, et qui fera de son corps un rempart à votre bonheur.

— Ce sera vous, Giambattista, cet homme ?

— Ce sera moi… ou plutôt, ce sera vous-même en moi, car je resterai un instrument docile entre vos mains : vous ne serez défendu, je le jure, que par votre propre courage, au service duquel nous allons mettre votre propre science et votre propre intelligence.

— Et vais-je comprendre à la fin ? demanda M. de Sampierre avec avidité.

— Aussi clairement que vous voyez la lumière du jour, répondit Pernola. Je ne vous demande pour cela que cinq minutes !