Les Cinq/II/13. Moyens légaux


XIII

MOYENS LÉGAUX


Désormais, M.  de Sampierre était amené au point exact où Pernola le voulait.

Ce modèle des cousins compléta d’abord les renseignements sur la meute de fripons qui entourait Domenica. Il donna des détails rapides mais frappants sur les Cinq, esquissant les caractères de Moffray, le vaincu de la bataille des affaires, et de Mœris, le faux chevalier errant des forêts américaines.

Quand ce fut au tour de Mme la baronne de Vaudré, Pernola dessina un portrait en pied de la belle Laure, presque aussi réussi que celui du dernier Salon. Il analysa sa vie d’aventures et de crimes, et laissa entendre que Mme la baronne, outre la passion du pillage, avait d’autres raisons encore pour s’attaquer à l’héritage du vieux Michel Paléologue. Mieux que des raisons : presque des droits.

Une chose singulière, c’est que Pernola, laissant de côté le no 4, Donat, dit Mylord, comme un comparse, passa de Laure de Vaudré à la princesse Charlotte, sans transition. Il établit ainsi une sorte de lien entre Laure, l’aventurière émérite, et la noble jeune fille qui tenait de si près à Domenica Paléologue.

Assurément, selon Pernola, princesse Charlotte ne faisait point partie de l’association des Cinq, mais elle appartenait, par son amour effrontément avoué pour l’Américain Édouard Blunt (un des chevaliers de la Cicatrice) à une autre compagnie aurifère, qui comptait dans ses rangs l’ex-agent de police Chanut, celui-là même qui avait été mêlé, en 1847, à l’instruction de l’affaire de l’hôtel Paléologue.

M. de Sampierre écoutait stupéfait. Tout un monde de menaçantes figures, dont il ne soupçonnait pas même l’existence, se dressait à l’improviste autour de lui. Il essaya de protester timidement en faveur de Charlotte d’Aleix, la fiancée du fils qu’il avait perdu, mais Giambattista répliqua d’un ton tranchant :

— On ne peut pas tout vous apprendre en un jour. Quand vous connaîtrez bien les gens et les choses, quand vous verrez les mailles du filet qui vous enveloppe, le vertige vous prendra comme il arrive au moment où l’on regarde, en arrière de soi, le précipice auquel on a échappé par miracle. Ne reculez pas ; sondez de l’œil cet abîme ; peut-être apercevrez-vous tout au fond le cercueil de ce cher jeune homme, Roland de Sampierre, votre premier-né !

— Qui donc accusez-vous de sa mort ? demanda le marquis terrifié.

— Il était l’héritier, répondit Pernola en appuyant sur ce mot.

— Mais princesse Charlotte est héritière aussi…

— Savoir !

L’emphase que Pernola mit dans cette parole lui attira une nouvelle question de M. de Sampierre. Au lieu de répondre, Pernola reprit :

— Il y a quelqu’un de plus menacé que vous-même ; c’est moi. On a tenté déjà bien des fois de m’assassiner, parce que je suis à la fois l’héritier dans l’avenir et le garde-du-corps dans le présent.

— C’est pourtant vrai, cela ! murmura le marquis comme si cette idée eût été nouvelle pour lui : vous êtes mon héritier, vous, Giambattista !

Pernola vit le danger ; il s’inclina gravement pour répliquer :

— La Zingare de Pœstum, la devineresse de Paris, la Voyante de Glasgow et le médium de Baltimore vous l’ont dit en ma présence et dans les mêmes termes : de nous deux je mourrai le premier.

— C’est encore vrai ! répéta M. de Sampierre : ils l’ont prédit tous les quatre !

Et il ajouta :

— Je ne crois pas à ces folies, mais la coïncidence est très-remarquable.

Pour Pernola, la partie la plus difficile du rôle était jouée.

— Laissons les détails, dit-il avec autorité ; je vous parlerai un autre jour de Phatmi, la servante tzigane que madame la marquise eut autrefois l’imprudence de congédier et de Laura-Maria, la bâtarde de Constantin Paléologue, à qui vous eûtes le tort de jeter un morceau de pain : trop et trop peu. Arrivons à l’heure présente. Il y a des gens de Bucharest au Grand-Hôtel : Le patriarche Ghika et M. de Courtenay.

— Ah ! fit Giammaria.

— À l’hôtel de Bade, continua Pernola, sont descendus Alexis Comnène et votre cousin de Lusignan.

— Oh ! oh ! dit M. de Sampierre, tous les témoins de mon mariage sont donc à Paris ! Il ne manque que monseigneur l’évêque de Sinope, M. Junot d’Abrantès et M. le duc de Rohan.

— Les deux premiers sont morts, répondit Pernola. Le troisième est arrivé ce matin de Hongrie.

— Rohan aussi !… Vous disiez qu’il serait difficile, presque impossible même, de réunir notre conseil de famille…

— Pour nous, oui, mais il paraît que les chercheurs d’or sont plus puissants ou plus avisés que nous.

— Mais au nom de qui ont-ils pu convoquer de tels personnages ?

— Ils ont eu à choisir entre trois noms : Domenica Paléologue, Charlotte d’Aleix, Giammaria Sampietri, marquis de Sampierre.

— Et dans quel but les aurait-on convoqués ?

— Dans le but de reconnaître un des enfants du miracle, un des chevaliers de la Cicatrice : soit celui que produit Mme Laure de Vaudré, soit celui à qui princesse Charlotte a bien voulu accorder ses bonnes grâces.

L’inquiétude et la colère se peignaient tour à tour sur les traits du marquis.

— Et alors ? demanda-t-il.

— Et alors, répondit Giambattista, le tour sera fait. On partagera.

M. de Sampierre se leva. Il avait peur.

— Et personne ne m’a prévenu ! s’écria-t-il. Que faire !

— M’écouter, répliqua Pernola d’un ton résolu. Il y a bien longtemps que je travaille. J’ai commencé à prendre mes mesures le jour où votre interdiction a été prononcée. J’ai mon plan tracé, mais je ne suis pas légiste, et vous êtes au contraire un jurisconsulte consommé. Si mon plan est mauvais, nous en trouverons un autre ; s’il n’est qu’imparfait, vous allez l’amender ; le voici : La proie est double, la mine a deux filons ; l’un de ces filons s’appelle Paléologue, l’autre Sampierre. Pour tous les biens de Paléologue j’ai procuration générale et spéciale de Mme la marquise : je peux vendre, échanger, engager…

— Avez-vous usé de ce droit ?

— Oui, pour les revenus seulement. Les fermages de Roumanie et ceux de Hongrie sont engagés pour dix ans.

— Cela doit faire une somme considérable.

— Non. La maison a vécu avec cela, et la maison est un gouffre. De ce chef nous n’avons en caisse que trois ou quatre sacs de louis.

— En caisse ! répéta le marquis : j’ai donc une caisse !

— Vous avez les revenus des domaines de Sampierre, capitalisés depuis le jour de votre interdiction. Voilà la somme… la somme énorme !

— Où sont ils, ces revenus ?

— Ils sont ici.

La main de Pernola disparut dans la poche de sa redingote et en ressortit tenant un portefeuille. M. de Sampierre s’en saisit et l’ouvrit. Le portefeuille contenait plusieurs bordereaux de la banque d’Angleterre dont chacun portail à son total de 28 à 30 mille livres sterling (700 à 750 mille francs). Le regard ébloui du marquis chercha le nom du dépositaire et trouva celui de Pernola.

— Ceci est à vous, mon cousin, dit-il avec une nuance de reproche : je n’y puis toucher.

— Je suis prêt à en opérer le transfert, séance tenante, au nom de l’homme assez heureux pour avoir votre confiance, si moi-même je l’ai perdue, Giammaria.

Pour la seconde fois, ce dernier ouvrit les bras et baisa son bienfaiteur sur les deux joues.

— Comme il vous était interdit de posséder personnellement… voulut ajouter le comte.

— Pas un mot ! interrompit M. de Sampierre : J’ai compris votre cœur.

Alors, Pernola demanda d’un air candide :

— Tout cela est-il régulier au point de vue de la loi ?

— Nous passerons la Manche, répliqua évasivement le marquis. Au fond, je suis le maître légitime de cet argent. Mon droit moral excuse tout.

— Et il ne s’agit que de gagner du temps, appuya Pernola. Dans quelques mois, vous aurez recouvré la disposition régulière de vos biens. Tout ce que nous en faisons est pour déménager la maison avant l’arrivée des pillards.

— C’est cela ! s’écria M. de Sampierre, en se frottant les mains ; c’est exactement cela ! Des bandits n’auront que le coffre vide !

— Et permettez-moi, reprit le comte, de vous expliquer, en deux mots, mes agissements comme intendant. Si je n’ai point porté remède aux ravages opérés par la domesticité de Sampierre, c’est qu’il fallait un grand désordre et une fuite d’argent considérable pour motiver la mise en gage des revenus personnels de la princesse-marquise, et les sommes provenant de cette mise en gage m’ont permis de cacher à ma noble cousine la capitalisation des revenus de Sicile et d’Italie qui sont maintenant votre force et votre sécurité : c’est ce qu’on nomme un virement dans les ministères…

— Mon droit excuse tout ! répéta le marquis. Vous avez bien agi !

— Arrivons donc au principal. Je suppose que la bande des Cinq, ou même toutes les compagnies de chercheurs d’or, rapprochées par l’intérêt commun, donnent l’assaut à notre citadelle. Domenica, heureuse d’être trompée, ouvre les portes et se pâme dans les bras de quelque jeune coquin, muni de la fameuse cicatrice, les Burgraves du conseil de famille crient au miracle : bref, l’ennemi est au cœur de la place… et c’est ce qui va arriver au plus tard demain, peut-être cette nuit même. Eh bien, grâce à notre manœuvre, les domaines danubiens sont sauvés, car je défie bien qu’on les vende ainsi grevés pour dix ans ! D’un autre côté, la caisse courante est à peu près vide, il y a même des dettes : tout est donc au mieux. Quant aux domaines de Sampierre…

— Ah ! fit le marquis. C’est la plus belle part !

— Bien entendu, votre position vous interdit de les aliéner ? C’est une question que je vous adresse.

— Absolument, oui.

— D’ailleurs, le temps nous manquerait.

— Il n’y aurait qu’une cession antidatée… murmura le marquis avec hésitation et après un silence.

— Voyez, dit Pernola, ce que c’est que de connaître la loi !

— Mon droit…

— Oui, il excuse tout ! Mais les voies et moyens ?

— Très-simples. Un contrat ordinaire, tout uniment, avec la précaution de placer l’antidate à distance convenable du jour de l’interdiction.

— Est-il besoin du notaire ?

— C’est la condition sine qua non, et je n’y avais pas songé… cherchons autre chose !

— Pourquoi ?

— Parce que le risque à courir pour l’officier ministériel est ici tellement grave que nous n’en trouverions pas un seul dans Paris.

— La chose peut-elle se faire en Italie ?

Le front du marquis s’éclaira.

— Vous êtes un garçon précieux, Battista ! dit-il. En Italie mieux qu’en France puisque les biens y sont… Vous songez à notre notaire de Palerme, n’est-ce pas ? au vieux Rondi ? un ami dévoué…

— Rondi est mort, répliqua le comte.

M. de Sampierre perdit aussitôt sa gaieté.

— Cherchons autre chose, dit-il pour la seconde fois. Il n’y avait que Rondi !

— J’ai bien cherché, Giammaria. Votre science me manque, il est vrai, mais il y a un instinct et une force dans les dévouements ardents. Veuillez me répondre : la signature d’un notaire décédé vaudrait-elle ?

— Autant qu’une autre, répondit M. de Sampierre qui ne put s’empêcher de sourire à la naïveté de cette question : pourvu, cependant, ajouta-t-il que la signature eût été apposée avant le décès du notaire…

Pernola se mit à rire aussi.

— Alors, dit-il gaillardement, l’affaire est faite et nous sommes des bons ! Je me charge d’avoir la signature du vieux Rondi.