Les Cinq/II/11. Une parabole


XI

UNE PARABOLE


Autour des lèvres du comte Pernola, un sourire se jouait. Il reprit :

— Je vous raconte l’histoire d’un sage entre les sages et d’un prudent parmi les prudents. Écoutez : notre homme, qui s’était réfugié jusque dans la mort, n’avait plus sa puissance, c’est vrai, mais en revanche, il avait conquis la sécurité. Ses ennemis comme ses amis l’avaient oublié. Il vivait modestement sur une grosse somme qu’il avait emportée et qui, à son compte, devait durer plus longtemps que lui, quand même sa vie se fût prolongée au-delà de cent ans.

Personne ne partageait son secret, à l’exception de sa maîtresse et de son favori qui auraient donné leur vie pour lui, car il les avait comblés tous les deux de bienfaits.

Un matin, après une de ces bonnes nuits qu’il avait maintenant, il s’éveilla en sursaut. Quelque chose le chatouillait à la gorge.

Il y porta les mains avant d’ouvrir les yeux, et sentit une corde qui se nouait autour de son cou. Alors il appela sa maîtresse et son favori.

— Nous sommes-là, répondirent deux voix amies.

Et notre homme, ayant regardé, vit son favori à droite de son oreiller et sa maîtresse à gauche qui tenaient chacun un bout de la corde.

— Malheureux ! s’écria-t-il, pourquoi m’assassiner ?

— Pour les cent mille ducats qui sont dans votre armoire, maître.

— Dieu vous punira.

— Nous ferons pénitence.

— La loi me vengera…

La maîtresse et le favori éclatèrent de rire.

— Vous avez mis bon ordre à cela, dit le favori.

— Nous accusera-t-on d’avoir tué un mort ? ajouta la maîtresse.

Et ils tirèrent…

Le marquis avait écouté d’un air sombre.

Il releva la tête quand Pernola eut achevé et dit :

— Moi, je n’ai pas de maîtresse.

— Tant mieux pour vous, mon cousin !

— Moi, je ne suis pas mort, poursuivit M. de Sampierre, et si tu essayais de m’assassiner, Battista, je t’écraserais !

Pernola haussa les épaules avec pitié :

— À quoi bon vous assassiner, mon cousin Giammaria ! murmura-t-il : vous n’avez même plus les cent mille ducats dans votre armoire.

Sous les yeux baissés du marquis, un cercle d’ombre se creusait.

Pernola, qui l’examinait à la dérobée, vit bien qu’il était grand temps de changer de note.

Il reprit tout d’un coup l’attitude et le ton du respect pour ajouter :

— Giammaria, mon bienfaiteur et mon ami, non-seulement je ne vous assassinerai pas, mais je vous sauverai, si Dieu m’assiste. Pour vous sauver, la première chose à faire était de vous montrer la gravité de votre situation.

— Vous ne m’en avez encore rien dit, murmura le marquis avec un restant de rancune, combattue par l’inquiétude naissante.

— C’est vrai, mais je vous ai forcé à m’écouter. Désormais ce mot de ruine qui vous faisait sourire met des rides à votre front. C’est bien ce que je voulais, et il fallait cela. Le dévouement du médecin ne doit pas reculer devant une opération douloureuse. Pardonnez-moi si j’ai employé le langage des paraboles : je vous aime tant et je vous respecte si profondément que je ne savais pas comment frapper le premier coup.

Il rapprocha son siège ; le marquis lui tendit la main en disant :

— Venez au fait, Battista.

— Mon noble cousin, ce n’est pas dans la mort que vous êtes réfugié, mais dans la folie. Vous venez de me l’avouer vous-même. Au lieu de combattre la demande d’interdiction qui était intentée contre vous, votre parti pris a laissé faire. C’était calcul, je le sais bien…

— C’était prudence ! interrompit M. de Sampierre. Il y avait une instruction commencée contre moi.

— Ne discutons pas : vous êtes plus éloquent que moi. Malheureusement, les faits sont contre vous : l’interdiction a été prononcée. Le gouvernement de vos biens immenses est resté entre les mains de l’excellente et chère femme…

— Ne dites rien contre Domenica ! interrompit encore M. de Sampierre. C’est vous qui avez été son conseil dans l’affaire de l’interdiction.

— M’aviez-vous prévenu ? s’écria Pernola amèrement. Il aurait suffi d’un mot, d’un signe : avez-vous dit le mot ? Avez-vous fait le signe ? Allez-vous me reprocher d’avoir été trompé comme les autres par la fatale habileté de votre jeu ? Tout ce que vous voulez vous le faites. Vous avez voulu jouer la comédie et vous avez été un comédien sublime !

Le marquis eut son vaniteux sourire.

— Aussi, dit-il, ne craignez rien : si j’ai fait une faute, je saurai bien la réparer !

— Dieu le veuille ! En attendant, j’accomplis mon devoir en vous montrant le fond de votre situation. Le jugement qui vous enlève l’administration de vos biens vous lie bras et jambes, à l’heure même où vos biens sont menacés ; voilà un des bouts de la corde qui se noue autour de votre cou.

— Et l’autre bout ?

— Celui sur lequel on tirera quand on voudra vous étrangler ? l’autre bout, c’est le motif que vous avez pu avoir — et que vous avez eu en effet pour vous laisser interdire.

— Qui devinerait ce motif ?

— Tout ceux qui savent l’histoire de la nuit du 23 mai 1847.

— Il n’y a que Jean de Tréglave et vous.

— Et Domenica Paléologue…

— Pas un mot de plus ! fit le marquis péremptoirement.

— Vous me châtierez si j’ai péché, continua Pernola malgré cette défense. Et Domenica Paléologue, disais-je, et Phatmi, et tous ceux qui s’occupèrent de l’instruction criminelle entamée en 1847. Mon cousin, au point où vous en êtes, la plus mortelle de toutes les maladies serait pour vous la sécurité. Je veux vous en guérir à tout prix ! Vous m’entendez : je le veux !

M. de Sampierre resta un instant pensif. Quoi qu’il en eût, il était frappé.

— C’est bien, dit-il, mettons que je me sois privé par mon fait d’une partie de mes moyens de défense, en cas d’attaque. Où est l’attaque ?

Pernola pointa du doigt le portrait sans visage.

— L’attaque a commencé, répondit-il, le jour où vous avez reçu d’Amérique la photographie de l’imposteur qui va vous dépouiller du même coup des biens de Sampierre et des biens de Paléologue.

Une lueur passa dans les yeux du marquis, et c’était de l’espoir.

— S’il vivait ! murmura-t-il ; si j’avais un fils !…

— Vous avez la science, dit froidement Pernola. Personne mieux que vous ne peut savoir si la blessure faite par vous était mortelle.

Les deux mains de M. de Sampierre s’appuyèrent contre sa poitrine et il dit :

— Je souffre, Battista, ayez pitié de moi !

Les traits de Pernola exprimaient, en effet, une respectueuse compassion.

— Dieu m’est témoin, s’écria-t-il avec chaleur, que je ne plaide pas pour moi. Éventuellement, j’ai des droits à l’héritage de Sampierre, c’est vrai, mais je suis prêt à me démettre de ces droits par acte authentique. Si ma qualité d’héritier vous inspire de la défiance, j’y renonce… Ah ! ce n’est pas de l’argent que je voudrais vous sacrifier, Giammaria, c’est tout le sang de mes veines !

M. de Sampierre ouvrit ses bras. Pernola s’y précipita.

— Est-ce que vous croyez, demanda le marquis dont les paupières étaient mouillées, que la princesse-marquise se mettrait contre moi ?

— Elle est mère. Elle se mettrait avec son fils… avec celui qu’elle croira être son fils.

— Où est-il, celui-là ? Au nom de Dieu ! répondez-moi !

— Dominons d’abord notre émotion, dit Pernola feignant de faire un grand effort sur lui-même pour recouvrer son calme. Soyons froids comme il convient de l’être à l’heure des grandes déterminations. Je ne peux pas vous détailler tous les rouages de cette conspiration dans laquelle ma noble cousine n’est certes pas complice ; mais qu’importe cela, si elle y est dupe ? Ignorez-vous l’ardent désir qu’elle a de retrouver l’enfant ? les sommes énormes qu’elle a dépensées ? les efforts extravagants qu’elle a tentés ? Faut-il vous rappeler la bonté facile de son cœur, la simplicité charmante, mais dangereuse, la faiblesse enfin de son esprit ? Je suis à cent lieues de blâmer sa conduite ; elle est pour moi respectable et touchante jusque dans son erreur : l’espoir ne peut pas mourir dans le cœur des mères, c’est la Providence qui veut cela…

Un geste de M. de Sampierre l’interrompit.

— Madame la marquise n’a pas besoin d’être défendue, dit-il avec cette belle dignité qui lui venait par bouffées. Je vous ai demandé où est celui que vous nommez « l’imposteur. » Veuillez répondre, j’attends.

— Ils sont plusieurs, répliqua le comte amèrement ; vous pourrez choisir, si l’envie vous prend d’être trompé vous-même.

Et comme le marquis l’interrogeait du regard, il reprit d’un ton de profonde tristesse :

— Il y a des instants où je me demande par quel miracle mon courage survit à tant de dégoûts ! Je suis seul contre une armée. Je n’ai même pas pour moi ceux à qui j’ai dévoué mon existence tout entière. Et voilà des années que cela dure ainsi ! mais n’importe, je ferai mon devoir jusqu’au bout. Croyez-moi ou ne me croyez pas, Giammaria, voilà ce qui arrive : Domenica Paléologue a donné à des intrigants la confiance qu’elle me refuse. Elle est entourée de somnambules, d’escrocs et de chevaliers d’industrie. Comme le gâteau à dévorer est énorme, il y a foule de gourmands et une chance resterait de voir les loups se manger entre eux, s’il ne se trouvait en ce moment à Paris une créature diabolique dont le génie malfaisant est capable de réunir en un seul faisceau les intérêts contraires et les cupidités ennemies. Ce démon est une femme. Cette femme a fabriqué un Domenico que madame la marquise attend comme le Messie…

— Je suis là, dit M. de Sampierre. Moi, il est impossible de me tromper. J’ai un guide sûr, infaillible…

— C’est juste ! interrompit Pernola avec un ricanement de pitié : la marque du scalpel, n’est-ce pas ? la cicatrice ? Dans les Mille et une Nuits j’ai lu l’histoire de ce brave homme qui trouva un matin sur sa porte Le signe des quarante voleurs. Il traça le même signe sur toutes les portes du voisinage et, le soir, les quarante voleurs ne purent retrouver sa maison. Ce moyen, tout vieux qu’il est, réussit toujours. Je me charge de vous amener, quand vous voudrez, deux jeunes coquins dont ni l’un ni l’autre n’est votre fils et qui portent cependant tous les deux, au nœud de la gorge, une cicatrice irréprochable. Et il y en a d’autres ! C’est le pont aux ânes, le rudiment, l’a b c. Quand on trace un t, n’est-ce pas, on y met une barre, quand c’est un i on la surmonte d’un point. Eh bien ! quand on fabrique un héritier de Sampierre, la moindre des choses est de lui donner sa cicatrice…

Au moment où il prononçait ce dernier mot jouissant de l’étonnement inquiet qui se peignait sur les traits de M. le marquis, Pernola changea tout à coup de visage et tendit l’oreille avidement.

Il bondit plutôt qu’il ne courut vers les fenêtres du fond et colla son œil aux persiennes.