Les Cinq/II/10. Où Pernola commence une histoire


X

OÙ PERNOLA COMMENCE UNE HISTOIRE


J’ai dû dire que le côté du pavillon où le comte Pernola avait cru entendre tout à l’heure un léger bruit à travers les persiennes fermées des deux fenêtres était entouré d’un massif épais. Je n’ajouterai pas, comme c’est la coutume, qu’on se serait cru là à cent lieues de Paris, car l’atmosphère de Paris communique aux arbres une maladie de peau qui les rend absolument différents des arbres de la campagne.

Dans les plus beaux jardins du faubourg Saint Germain, tilleuls et marronniers allongent leurs branches affaiblies qui se tordent, noires et ternes, sous la richesse du feuillage.

En outre le sol des bosquets parisiens a un aspect particulier auquel on ne peut se méprendre.

Mais à part ces symptômes, le fourré factice, ménagé derrière le pavillon Roland, était parfaitement réussi, et sous les grands vieux arbres on était même parvenu à faire pousser une sorte de sous-bois où de rares allées couraient en tortueux méandres.

C’était un lieu désert : d’abord parce que les forêts vierges de la vieille ville sont humides, étouffées et tout particulièrement propices à la multiplication pullulante des araignées, ensuite parce que, surtout depuis le décès du jeune comte Roland, le pavillon et ses abords emportaient une idée de deuil.

Parmi les gens de l’hôtel de Sampierre, les mœurs étaient joyeusement faciles. Les deux sexes, voués à un loisir éternel, cherchaient ensemble soir et matin ces douces fleurs qui naissent dans le sentier de l’amour, et au beau milieu de notre siècle de fer, les jardins de la bonne marquise se montraient hospitaliers comme ceux d’Alcine ou d’Armide, mais il y avait de la place ailleurs et les rendez-vous entre frontins et soubrettes fuyaient volontiers ce coin sombre dont le silence parlait de mort.

Aujourd’hui, un autre motif encore devait faire la solitude autour de l’entrevue des deux cousins puisque Zonza et Lorenzin avaient transmis à l’office l’ordre exprès d’éviter les abords du pavillon.

Aussi le comte Pernola, après avoir prêté l’oreille attentivement et en vain, pensa-t-il que le bruit entendu n’avait rien de suspect. Il songea aux deux paires de gazelles qui erraient en liberté dans cette partie du parc fermée par un grillage.

Un de ces animaux avait passé sans doute.

Pernola, d’ailleurs, était on ne peut plus vivement préoccupé par les dernières paroles de M. de Sampierre, dont la manie lui semblait prendre une direction dangereuse.

Pernola travaillait sans relâche depuis plus de vingt ans. Il arrivait en vue du terme de ce long voyage, accompli pied à pied à travers des obstacles innombrables.

Le but — et ce but était véritablement splendide — lui apparaissait tout proche et l’éblouissait.

Il redoutait un de ces vertiges qui prennent les concurrents du mât de cocagne au moment de saisir la montre ou la timbale.

Rarement M. de Sampierre s’était laissé interroger avec une pareille longanimité. Il avait répondu docilement, quoique d’un air distrait, tournant le dos à son interlocuteur et regardant d’un œil fixe ce pâté de brouillard, plaqué à l’endroit où la figure du portrait aurait dû se trouver sur la toile.

À travers le brouillard, il voyait la figure.

Il avait dit cela ; il l’avait répété.

Et depuis lors, sa rêverie avait je ne sais quoi d’intense qui menaçait.

Pernola poursuivit à voix basse :

— Dans la vie de chaque homme il y a une heure solennelle qui choisit entre le bonheur et le malheur.

M. de Sampierre rejeta sa tête en arrière comme on fait pour mieux juger un tableau.

— C’est vrai, dit-il, pourquoi me parlez-vous ainsi ?

— Parce que, pour vous, cette heure sonne. Je vous adjure de me répondre. Vous avez parlé tout à l’heure, à propos de cette toile, d’une sorte d’obsession, exercée sur vous par une idée persistante, une vision…

— Ai-je prononcé le mot vision ? interrompit le marquis : je ne crois pas avoir dit vision.

— Une image, rectifia Pernola. Ce fait n’a-t-il pas pour origine le souvenir de votre fils aîné, mon bien cher jeune cousin Roland ?

— Il se peut, fit le marquis avec indifférence, mais il y a autre chose.

— L’image ressemblait au comte Roland ?

— Oui, beaucoup.

— Vous avez dit que vous n’aviez pas inventé cette figure.

— J’ai dit vrai.

— Et que pourtant vous n’aviez jamais vu l’original ?

— Jamais : c’est exact.

— Alors, comment la notion de cette image vous fut-elle transmise ?

— Par un message.

— D’où vous venait-il ?

— D’Amérique.

— Il contenait un dessin ?

— Il contenait un portrait photographié.

— Qui vous l’avait envoyé ?

— Je l’ignore. Je le reçus dans une enveloppe dont l’adresse était d’une écriture à moi inconnue.

Y avait-il une lettre sous l’enveloppe pour accompagner la photographie ?

— Non, il n’y avait rien.

— En ce cas, qui vous disait le nom qu’on devait mettre sur ce visage ?

M. de Sampierre hésita un instant, puis il répondit coup sur coup :

— Personne… moi !

Il y eut un silence.

Pernola était très-pâle et tout interdit.

M. de Sampierre avait chargé son pinceau de teinte neutre et s’amusait à épaissir le nuage qui couvrait la gorge et les traits de celui qu’il appelait Domenico.

— L’image avait quinze ans, poursuivait-il de ce ton que l’on prend pour accuser le côté curieux d’une anecdote ; juste l’âge que devait avoir l’enfant. L’enveloppe était timbrée de New-York, mais la carte portait le nom et l’adresse d’un photographe de Santa-Fé-de-Sonora.

— Quel nom ? demanda Pernola vivement.

— Je l’ai oublié.

— Vous n’avez donc plus la photographie ?

M. de Sampierre eut un frisson par tout le corps.

— Elle me brûlait, balbutia-t-il. Puis il ajouta : Je l’ai brûlée.

Un grand soupir souleva la poitrine de Pernola. Il demanda encore :

— Y a-t-il longtemps de cela ?

— Un peu plus de cinq ans, répondit M. de Sampierre.

Et il acheva :

— Puisque l’enfant avait alors quinze ans et qu’il a vingt ans maintenant…

Il jeta le pinceau qu’il tenait à la main et bâilla.

— Vous m’apprenez là des choses très-graves ! murmura le comte.

M. de Sampierre se retourna lentement et demanda d’un ton chagrin :

— Depuis quand me fait-on subir des interrogatoires ? Cette aventure ne regarde que moi, d’abord ; ensuite, elle ne signifie rien. Allez dire à madame la marquise que j’ai toute ma raison et que je sollicite l’honneur de lui porter mon hommage.

Pernola s’inclina respectueusement et fit un pas pour obéir ; mais c’était une feinte.

Il avait le parti bien pris de ne point abandonner la place avant d’en être venu à ses fins. En arrivant au seuil, il s’arrêta.

— Mon habitude est de vous obéir quand même, mon noble parent, dit-il, mais l’entrevue que vous aurez aujourd’hui (et il faut que vous l’ayez) avec ma respectée cousine Domenica est d’une telle importance pour vous deux que je vous demande en grâce de m’accorder encore un instant.

— N’avez-vous pas eu tout le temps de me parler ! s’écria le marquis, pris d’une puérile colère. J’ai assez de vos bavardages. Qu’y a-t-il encore ? Que me voulez-vous ? Dites vite !

Il s’interrompit parce que cette fois Pernola le regardait en face et marchait sur lui d’un pas lent, mais ferme.

— Oh ! oh ! fit M. de Sampierre qui essaya de sourire, allez-vous perdre le respect, Battista ?

— Mon cousin, dit celui-ci, je vous prie de m’excuser. Quand vous serez fatigué de m’écouter, vous m’imposerez silence, mais il faut d’abord que vous m’écoutiez. Si je vous ai interrogé c’est que je suis déjà depuis bien longtemps la marche d’une intrigue qui enveloppe non-seulement vous, mais celle que vous aimez. On vous a regardés tous les deux comme une seule et même proie, et le fait mystérieux que vous venez de me révéler est pour moi un indice évident qui change mes soupçons en certitude. Vous êtes bien malade, mon cousin Giammaria !

Les paupières du marquis battirent et son regard se troubla. Il se tâta le pouls d’un geste furtif.

— Ce n’est pas ainsi que je l’entends, reprit Pernola, impérieux et protecteur à la fois, comme le médecin au chevet d’un fiévreux ; vous êtes très-bien portant de corps, grâce à Dieu, et d’esprit aussi, quoique vous ayez fait la plus grande folie dont un homme puisse se rendre coupable.

Ceci fut prononcé d’un ton dur. M. de Sampierre se redressa offensé.

— Mon cousin, dit-il, jamais vous ne m’avez parlé ainsi !

— C’est que vous n’avez jamais été si près de l’abîme, mon cousin !

— Mais quel abîme, à la fin ? s’écria M. de Sampierre dans un mouvement de révolte : Vous expliquerez-vous ! Je vous ordonne de vous expliquer.

Pernola lui présenta un siège.

— C’est un abîme profond que la ruine, prononça-t-il à voix basse : je dis la ruine complète, quand on a possédé la plus grande fortune de l’Europe !

M. de Sampierre ouvrit la bouche pour répondre, mais la parole s’étrangla dans son gosier.

Ses yeux s’injectèrent de rouge au milieu de la pâleur de son visage.

Il chancela, puis se laissa lourdement aller dans le fauteuil. Pernola s’assit auprès de lui.

— La ruine ! balbutia enfin M. de Sampierre. Il y a des choses impossibles ! Paléologue était plus riche qu’un roi ! Sampierre est encore plus riche que Paléologue !

Il baissa les yeux sous le regard froid et clair de Pernola.

Celui-ci dit avec lenteur, en piquant chacune de ses paroles :

— Il était une fois un homme puissant qui, menacé par beaucoup d’ennemis, prit peur et chercha une armure impénétrable, à l’abri de laquelle il pût braver le danger qui l’enveloppait. Après s’être bien creusé la cervelle, il s’écria un jour comme Archimède : « J’ai trouvé ! on ne tue pas les morts : je vais me faire passer pour mort. » Aussitôt dit, aussitôt fait. Il feignit d’être malade, joua la comédie du dernier soupir et fit enterrer une grosse pierre à sa place dans le tombeau de ses ancêtres. Après quoi, retiré au loin, dans un pays perdu, il dormit tranquille, s’applaudissant du bon tour qu’il avait joué à ses ennemis… m’écoutez-vous bien, mon cousin Giammaria ?

M. de Sampierre avait penché son front sur sa main. Au lieu de répondre, il murmura :

— Je suis un homme sage ! un homme prudent ! Et quand bien même j’aurais eu réunies en moi les passions de vingt dissipateurs, jamais je n’aurais vu la fin de ma richesse ! La ruine ! Battista, vous mentez : Il y a des choses impossibles !