Les Cinq/II/9. Le portrait sans visage


IX

LE PORTRAIT SANS VISAGE


En écoutant cette déclaration d’amour fougueuse et inattendue, le comte Pernola étouffa un juron italien pour grommeler en bon français :

— Détestable idiot !

Mais ses deux mains se rapprochèrent au moment où M.  de Sampierre se retournait vers lui, et il applaudit doucement, comme font les vrais dilettanti, en roucoulant :

— Caro mio, bravo ! voilà comme je vous connais et comme je vous honore ! grand cœur d’autrefois ! miroir des chevaliers, nos pères, qui vivaient et qui mouraient dans le même amour !

Ce disant, il acheva de fermer la dernière persienne, salua profondément, et se dirigea vers la porte.

— Où vas-tu, bambino ? demanda M. de Sampierre.

— J’obéis comme toujours, répondit Pernola ; vous m’avez ordonné de me retirer, je me retire.

— Reste. Tu es une bonne âme. Je me souviens que tu avais les larmes aux yeux quand tu me montras ces pas dans la neige… Te souviens-tu, toi ?

— Au nom du ciel, balbutia le comte, vous savez bien que je n’ai eu par moi-même ni haines ni amours. J’ai été heureux à travers vous et j’ai souffert de même par le contre-coup de vos douleurs. Ne me parlez pas de cette chose horrible ! Je vois toujours ce tapis blanc comme un suaire sous la gerbe des rayons qui jaillissaient de la fête…

— Une belle fête ! fit observer le marquis froidement, mais qui finit mal.

— Et la longue trace des pas, qui allait à perte de vue…

— L’homme est mort, murmura M. de Sampierre. J’ai bien souvent essayé de peindre son portrait de mémoire : je n’ai pas pu… Avant de vous retirer, Giambattista, installez Domenico sur le chevalet et préparez ce qu’il faut, je vais travailler.

« Domenico » c’était le portrait qui avait un nuage pour figure.

Pernola chercha aussitôt parmi les objets déballés la boite à couleurs de son noble cousin ; il approcha ensuite et développa un chevalet. M. de Sampierre restait debout, les bras croisés sur sa poitrine, en face du portrait de sa femme.

— Ce qui m’attire invinciblement vers elle, dit-il, c’est précisément le côté enfant de sa nature et l’adorée faiblesse de son intelligence. Peut-être ne comprenez-vous pas bien cela, vous, Battista : vous êtes un esprit d’affaires ; la preuve, c’est que vous voyez la chevalerie où elle n’est pas. La chevalerie, c’est le sentiment aveugle. Je suis au contraire le fils de notre siècle clairvoyant. J’ai pour moi, avec la grandeur du passé, tout ce qui fait la moderne grandeur. Si quelqu’un me disait : Ta noblesse est morte, je lui montrerais ma richesse à laquelle aucune autre fortune ne se peut comparer. Et si mon ennemi ajoutait : La tempête sociale qui gronde va engloutir ton opulence, je lui répondrais : J’ai ma science et mon art… J’aime Domenica si faible de toute l’énormité de cette force. C’est ma supériorité qui est mon amour.

— Voilà, dit le comte qui avait achevé son ménage. Veuillez voir s’il vous manque quelque chose.

— C’est bien, répliqua M. de Sampierre sans même se retourner. Je vous ai dit de rester. Écoutez et instruisez-vous. Elle est la première femme, la seule femme qui ait éveillé mon cœur et parlé à mes sens. Ce n’est pas de la chevalerie, cela, c’est de la passion. Et comme toute passion est fatalement aveugle, il s’est trouvé qu’un jour mon intelligence s’est obscurcie. J’ai cru que cette admirable créature, éternelle enfant, s’éveillait femme pour un autre que pour moi. Vous l’avez cru, vous aussi Battista…

— Jamais ! interrompit le comte qui mit la main sur son cœur. Je n’ai pas vos capacités, mon cousin, mais je ne suis pas un sot et j’ai toujours jugé impossible qu’entre vous et un autre homme quelconque, le choix d’une femme quelconque pût hésiter, ne fût-ce que la durée d’un instant !

M. de Sampierre lui tendit ses bras.

— Mon ami, reprit-il en désignant un siège, aucun de nous n’est parfait : la religion elle-même l’enseigne. Asseyez-vous. Au point de vue du Code civil je n’avais pas le droit d’invoquer le jugement de Dieu, tombé en désuétude. C’est ce Jean de Tréglave qui était un chevalier, c’est-à-dire un fou. Il a donné son existence entière et n’a rien reçu en échange. En Italie, nous n’avons pas cela, hein, bambino ?

Pernola cligna de l’œil. M. de Sampierre riait tout bas bonnement.

— C’est français, continua-t-il après un silence, et beau à mettre dans les almanachs, comme le coup de chapeau de Fontenoy qui coucha douze cents gentilshommes sur le carreau et faillit faire de la France une Pologne. Voyons ! Battista, mon cher garçon, vous causez aussi agréablement qu’autrefois. Ne m’avez-vous pas dit que vous aviez à me parler de l’enfant ?

Son doigt désignait le portrait sans visage qui était maintenant sur le chevalet. Pernola répondit :

— En effet… de l’enfant et de la mère.

Le regard du marquis devint méfiant et s’assombrit.

— Mais auparavant, continua Pernola, j’aurais une question à vous adresser, et je n’ai pas l’habitude d’interroger mon cher maître avant d’en avoir reçu l’autorisation.

— Mon cousin, je vous l’accorde.

Ceci fut prononcé avec une majesté vraiment royale. Pernola remercia en s’inclinant humblement et sembla se recueillir.

— Veuillez d’abord, dit-il, être bien persuadé de ceci : c’est que toutes mes actions, comme toutes mes paroles ont le même but : votre intérêt et celui des personnes qui vous sont chères. La question dont il s’agit, la voici ; êtes-vous bien sûr d’avoir tué l’enfant ?

M. de Sampierre ne répondit pas tout de suite. Il regarda son cousin fixement. Sa physionomie exprimait la plus absolue froideur.

Puis, tout à coup, sa paupière trembla et une larme brilla entre ses cils.

— Mon fils ! balbutia-t-il. Un doux ! un cher petit ange aux pieds de Dieu !

Puis encore, changeant de ton et glissant vers Pernola une œillade cauteleuse, il murmura :

— Vous êtes-vous vendu à mes juges, Giambattista Sampietri ?

Pernola se laissa aller à deux genoux et lui baisa les mains en sanglotant.

— C’est bien, fit le marquis en se redressant, j’ai tort, vous êtes un loyal parent. Et d’ailleurs, je ne vous crains pas plus qu’un autre : je suis fou. C’est acquis. Mon interdiction est prononcée légalement. Nul ne peut rien contre moi.

Pernola s’était relevé dans l’attitude de la vertu méconnue. Le marquis continua :

— Je ne vois aucun inconvénient à vous donner une réponse catégorique. L’acte auquel il est fait allusion fut accompli non-seulement de sang-froid, mais encore avec conscience et même réflexion puisque je croyais obéir à une volonté supérieure. Les criminels seuls ont l’agitation du remords : moi, j’étais calme.

Scientifiquement, c’est-à-dire étant données mes études anatomiques si complètes et la connaissance absolue que j’ai du corps humain, il est impossible que, voulant tuer, je n’aie pas tué. Or j’étais l’exécuteur d’un arrêt que je n’avais pas rendu : je voulais tuer…

— Donc, vous avez tué ! interrompit Pernola comme malgré lui.

— J’ai fait le nécessaire, prononça le marquis avec une tranquillité stupéfiante. Je vois la blessure comme si elle était là, ouverte et rouge devant mes yeux. Elle suffisait, j’en suis sur : l’opération était bien faite.

— Alors vous ne conservez aucun doute ?

— Aucun… scientifiquement.

— Et vous avez revu, et vous avez interrogé cette femme, la tzigane Phatmi, qui emporta l’enfant pour le confier à M. de Tréglave ?

Le marquis haussa les épaules et dit :

— J’aime à causer du passé ; j’ai interrogé Phatmi. Selon elle, l’enfant était déjà décédé quand elle le remit à l’homme du fiacre. C’est plausible.

— Très-bien ! s’écria Pernola, malgré le chagrin que fait naître en moi cette certitude…

M. de Sampierre l’interrompit pour demander :

— Qu’entendez-vous par certitude ? J’ai dit scientifique. Quiconque sait trop ne croit plus à rien. La certitude absolue n’existe pas.

Et comme Pernola l’interrogeait d’un regard inquiet, M. de Sampierre ajouta paisiblement :

— Moi, je crois encore en Dieu, mais je suis fou.

Il y eut un silence. M. de Sampierre se rapprocha du chevalet et mit des couleurs sur sa palette.

— Voici, dit-il une particularité curieuse : les autres peintres se préparent une lumière spéciale. Moi, je peux travailler avec les jalousies fermées, parce que ma lumière est en moi… approchez, Battista, mon ami.

Pernola fit un pas vers lui.

— Regardez ! ajouta M. de Sampierre.

— J’ai vu, dit Pernola.

Le marquis pointait du bout de son couteau à broyer l’amas confus de couleurs qui était entre le front et la poitrine de l’image.

— Que voyez-vous ? demanda-t-il.

— Un nuage.

— Et sous le nuage ?

— Je ne vois rien.

M. de Sampierre eut de nouveau son sourire méprisant et vaniteux.

— Sous le nuage, reprit-il, moi, je vois une figure, aussi clairement que je te vois, toi, Battista, pauvre bon ami. Je ne sais pas si tu vas comprendre. Il y a maintenant près de six ans que j’ai ébauché pour la première fois ce portrait sur la toile. Je dessinai la figure d’un jet. C’était vivant de ressemblance.

— Vivant ! répéta Pernola.

Il avait de la sueur aux tempes.

— Toute œuvre qui tombe de mon pinceau est vivante, expliqua M. de Sampierre.

— Il est juste, fit Pernola d’un ton soumis. Mais à qui se rapportait cette vivante ressemblance ?

— À mon fils Domenico, prince Paléologue.

— Vous disiez, cependant, tout à l’heure…

— Suis-moi bien. Je ne serai pas dur avec toi : certitude scientifique ne veut jamais rien dire, sinon suffisance de preuves. Chaque fois que l’histoire cite une erreur judiciaire, c’est la certitude scientifique qui a coupé la tête de l’innocent.

— Alors, balbutia le comte, vous n’êtes pas sûr ?…

— Tu ferais mieux d’écouter. C’était vivant, je te le dis ! cela me faisait peur. J’effaçai. Puis je regrettai d’avoir effacé. Un jour, je repris mes pinceaux comme malgré moi, et la figure sortit encore de la toile : la même figure… Vous êtes distrait, mon cousin !

Au lieu de repousser cette accusation comme on s’excuse d’un blasphème, Pernola mit un doigt sur sa bouche. Son regard inquiet et perçant interrogeait les deux croisées qui s’ouvraient du côté du parc. Le soleil en frappait d’aplomb les persiennes et le vent y agitait les ombres des feuillées.

Un bruit léger passa au travers des planchettes.

C’était comme le pas d’une femme qui eût marché avec une extrême précaution le long du mur.

M. de Sampierre n’entendait pas ; il continuait, sans tenir compte du geste de Pernola :

— Vingt fois, cent fois peut-être, cette figure a été ainsi effacée, puis refaite. J’ai essayé de la peindre différente d’elle-même et je n’ai pas pu. Mon pinceau repasse malgré moi par les mêmes lignes, elle revient spontanément en quelque sorte. Je la vois surgir et son regard m’entre jusque dans le cœur !

Pernola essaya de sourire.

M. de Sampierre avait involontairement baissé la voix, et tout son corps frissonnait.

— C’est singulier, dit Pernola, mais ce n’est peut-être pas inexplicable. Avez-vous jamais rencontré quelqu’un dont le visage ressemblât à cette figure ?

— Jamais.

— C’est donc vous qui l’aviez imaginée ?

M. de Sampierre hésita, puis il répondit si bas que Giambattista eut peine à l’entendre :

— Non, ce n’est pas moi.