Les Cinq/I/28. Adresses de lettres


XXVIII

ADRESSES DE LETTRES


Cette belle Laure de Vaudré avait dû se lever matin. Il n’était pas encore neuf heures et demie, et la tablette de son secrétaire — un Boule très-curieux — supportait déjà plusieurs lettres dont l’écriture était toute fraîche.

Presque toutes les lettres étaient déjà dans leurs enveloppes, et jetées pêle-mêle.

On pouvait lire quelques adresses, entre autres celle de M.  F. Preux, principal locataire, cité Donon, rue de Babylone, celle de M.  Chanut, rue des Canettes et celle de M.  Édouard Blunt, chaussée des Minimes, Paris.

Il y avait deux lettres qui attendaient, achevées, mais non pliées.

Mme  la baronne de Vaudré avait sans doute donné quelque rendez-vous, car son regard interrogeait souvent la pendule. Ce regard était calme et doux comme Laure elle-même dans son négligé charmant : il n’exprimait ni inquiétude ni impatience.

À neuf heures trente-cinq minutes on sonna ; Laure eut un sourire.

Presque aussitôt après, sa femme de chambre, qui était une Anglaise d’âge mûr et d’apparence absolument respectable vint annoncer Mme  la marquise de Sampierre.

Laure ne témoigna aucune surprise, et dit comme par manière d’acquit :

— La messe a donc fini de bien bonne heure, aujourd’hui.

Elle ajouta :

— Hély, ma chère, dites à madame la marquise que je suis à elle, et revenez, j’ai besoin de vous.

Quand Hély fut partie, Laure fit la revue de ses lettres et mit les deux dernières dans leurs enveloppes. Elle allait très-vite en besogne et n’avait point l’air de se presser.

Ainsi est faite la vivacité sereine des fées.

Sur l’une des enveloppes, elle écrivit : « à M.  le vicomte de Mœris, hôtel du Louvre », sur l’autre : « à M.  Achille Moffray, agent d’affaires, rue de Provence. »

On sonna de nouveau. Le sourire de Laure devint songeur.

Mme  la marquise attend au petit salon, dit Hély en entrant ; elle a demandé un verre d’eau. Je crois qu’il lui est arrivé quelque chose de particulier ce matin.

Au lieu de répondre, Laure lui mit dans la main le premier paquet des lettres cachetées.

— Pour la poste, dit-elle. Je me serai trompée… On n’a pas sonné ?

— Étourdie que je suis ! s’écria l’Anglaise si fait… c’est ce jeune homme d’hier soir, qui a la tête un peu de côté, mais qui est si convenable !

Cet adjectif : Convenable, est le premier de tous, une fois passée la jetée de Calais : il exprime le plus bel éloge que la langue anglaise puisse décerner à un être humain. Hély le prononça avec emphase :

— Ce jeune garçon m’est très recommandé, laissa tomber la belle baronne. Que pensez-vous de lui, vous Hély, ma chère ?

Hély se redressa de son haut pour répliquer :

— En général madame sait bien, que je ne pense rien des hommes ; mais, quoique je sois exilée ici, à Paris, grand vase de pourriture moderne, j’appartiens toujours par le cœur à la congrégation méthodiste consolidée d’Ave-Maria-Corner, troisième ordre de purification, selon le prédicatoire exclusif du saint Nicholas Daws, qui a corrigé l’évangile. Eh bien ! madame saura que le jeune homme sort de chez le docteur Jos. Sharp qui est un de nos plus forts-piliers dans le Seigneur…

Elle s’arrêta parce que sa maîtresse la regardait fixement.

— Est-ce que Madame aurait entendu parler du saint Nicholas Daws ? demanda-t-elle en rougissant d’admiration et de ferveur.

Il y avait sur son front abondamment fané une candeur terrible.

Laure ne perdit point son beau sourire et dit :

— Alors, Hély, vous auriez confiance en ce jeune M. Donat ?

— Oh ! certes, Madame, à cause de ses principes et de sa tenue diamétralement régulière.

— Faites-le entrer au boudoir, donnez-lui un journal et qu’il attende.

— Un journal, non, madame ; j’ai Dieu merci, la Série des preuves, s’il est sérieux, comme je l’espère, et, s’il penche vers les frivolités de son âge, j’ai le Jardin de la contreverse, et les Sept parfums du sanctuaire. Un journal ! madame, que Dieu nous garde du poison !

— Vous lui prêterez ce que vous voudrez, Hély. Votre opinion a un grand poids sur moi, ma bonne. Je causerai volontiers avec ce jeune homme, quand Mme la marquise sera partie.

L’Anglaise fit une révérence. Laure ajouta, en lui remettant à part la lettre de Mœris et celle de Moffray :

— Ces deux-là doivent être portées à leur adresse sur-le-champ et par estafette. C’est très pressé.