Les Cinq/I/27. Un miracle


XXVII

UN MIRACLE


Le 19 août 1867, marquise Domenica, qui avait donné un grand dîner la veille et qui donnait un grand bal le lendemain, se rendit, selon son habitude, rue du Bac à la petite église des Missions étrangères, sa paroisse, elle entendait quotidiennement la messe de neuf heures.

Tout ce qui tenait à la paroisse la connaissait : elle était aussi pieuse que mondaine, et il y avait des colonnes de neuvaines inscrites à son compte au grand-livre de la sacristie.

Depuis les mendiants de la porte jusqu’à la receveuse des chaises, en passant par le suisse, le bedeau et l’infirme du bénitier, elle fut saluée dix fois avant d’arriver à sa place habituelle.

On lui témoignait un respect familier, à cette belle grosse dame qui pleurait sa messe tous les matins et festoyait tous les soirs. Il n’y avait pas jusqu’à sa dame de compagnie, si robuste et si valaque, la bonne Savta, qui n’eût sa part de popularité dans le petit monde de l’église des Missions.

Aujourd’hui, Mme  la marquise n’avait point eu le bras de Savta pour monter le perron : elle arrivait seule et s’arrêta tout essoufflée devant sa chaise d’acajou munie, entre autres commodités d’un coussinet de velours pour appuyer les coudes.

Sous le coussinet, un coffret fermant à clef servait à serrer les livres de prières que la marquise avait en considérable quantité.

Domenica ouvrit ce coffre, y prit son paroissien ordinaire et suivit la messe qui commençait.

Comme elle était naturellement croyante et qu’elle avait dans le cœur un désir passionné, elle priait avec une extrême ferveur. Ses voisins l’entendirent plus d’une fois sangloter.

On était habitué à cela et chacun savait la cause de ses larmes.

En somme, si impossible que fût l’espoir de cette mère, cherchant, après vingt ans, un enfant disparu à l’heure même de sa naissance, il n’y avait rien là qui pût inspirer autre chose que de la compassion et du respect.

Aujourd’hui, Mme  la marquise subissait une véritable crise de dévotion.

L’élan de son âme vers Dieu fut plus ardent encore que de coutume. Sa prière était une extase où le nom de Domenico revenait parmi les pleurs qui brûlaient sa paupière. Elle disait dans la bonne foi de son transport maternel : « Seigneur, faites-moi pauvre ! que je souffre le froid et la faim ! Seigneur, abrégez ma vie, mais que je puisse revoir mon Domenico, mon pauvre enfant chéri avant de mourir ! »

Tout à coup, un peu après l’élévation, les fidèles furent distraits par un cri étouffé.

La marquise de Sampierre était debout, tenant d’une main son livre d’Heures et de l’autre un papier, sur lequel son regard s’attachait comme s’il eût obéi à une irrésistible fascination.

Elle tremblait de tous ses membres avec violence ; ses jambes ne pouvaient plus la soutenir.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! dit-elle par trois fois.

Le secours seul de ses voisins l’empêcha de tomber à la renverse.

Elle ne voyait plus le prêtre à l’autel, et sans doute elle avait perdu toute conscience du lieu où elle se trouvait, car elle reprit à voix haute :

— Le livre était dans le coffre ! je le jure ! je jure que le coffre était fermé à clé !

La folie se déclare ainsi parfois d’une façon foudroyante et il y a des familles condamnées.

On fit sortir madame la marquise du saint lieu en usant de tous les égards possibles.

Elle n’opposait aucune résistance à ceux qui l’entraînaient, mais elle continuait de parler ou plutôt de balbutier des phrases inintelligibles dans lesquelles le mot miracle revenait fréquemment avec le nom de Domenico.

Sous la porte, elle appela les pauvres et vida sa bourse entre leurs mains.

Au moment de monter en voiture, elle semblait un peu calmée.

Elle put remercier ceux qui l’avaient secourue.

— Si vous saviez, mes amis, mes bons amis ! ajouta-t-elle en portant à ses lèvres le papier qu’elle avait toujours à la main. Dieu a eu pitié de moi ! c’est un éclatant miracle… À l’hôtel ! vite, Constant, à l’hôtel !

La voiture s’ébranla, mais avant qu’elle eût tourné l’angle de la rue de Babylone, la marquise sonna violemment son cocher.

— Chez M.  Moffray ! cria-t-elle. Je veux lui demander conseil. Poussez vos chevaux, Constant… Non ! monsieur de Mœris est un homme plus résolu !… Constant ! à l’hôtel du Louvre !

Et trois secondes après :

— Constant ! Constant ! tournez la rue de Grenelle. C’est Laure que je veux ! Je la veux à l’instant même. Je vais rue de Saint-Guillaume, chez Mme  la baronne de Vaudré ! La lettre dit : « Soyez prudente… » Mon Dieu ! mon Dieu ! je ne dirai rien à personne ! Ils m’ont pris mon Roland ! Je jure que si mon Domenico m’est rendu, je saurai le défendre contre eux et contre tous !

Elle essaya encore de lire le mystérieux écrit qui avait produit sur elle ce délire d’allégresse, mais ses pauvres yeux étaient noyés.

Elle se laissa aller au fond de la voiture en murmurant :

— Jamais, jamais je ne l’ai cru mort, mon petit enfant ! mon Domenico bien aimé !