Les Cinq/I/29. Commencement de la consultation


XXIX

COMMENCEMENT DE LA CONSULTATION


En sortant de sa chambre à coucher, Mme la baronne Laure de Vaudré passa dans le boudoir où Hély avait mission de faire attendre l’intéressant jeune homme qui appartenait, comme elle, au troisième ordre de purification, dans le prédicatoire de saint Nicholas Daws, d’Ave-Maria-Corner.

La porte du boudoir donnait dans le grand salon.

Laure traversa le boudoir, et en referma la porte à clé.

Elle poussa même le verrou, excès de précaution bien inutile contre un membre de la congrégation méthodiste consolidée !

Elle traversa aussi la pièce d’apparat qui sentait un peu le renfermé et pénétra dans le petit salon.

, au contraire, tout vivait, tout souriait ; les fleurs et l’art au dedans, au dehors les vieux arbres d’un bosquet contemporain de Louis XIV.

On y devinait la présence habituelle de cette créature choisie qui était la grâce sobre, le goût exquis, le charme.

Il y a seulement cent ans, aucun poète « léger » n’aurait pu voir ce réduit sans faire rimer aussitôt. « Mon œil te contemple » avec « temple ».

C’était là que Mme la marquise de Sampierre attendait.

Elle s’était jetée sur un canapé en entrant. Sa maladie mignonne était la courte haleine ; aujourd’hui, les opulences de sa gorge bondissaient positivement. Elle s’éventait tant qu’elle pouvait avec son mouchoir pour rafraîchir le feu de ses joues. On eût dit qu’elle venait de faire une lieue à pied toujours courant.

Le mystérieux billet, trouvé entre les pages de son paroissien aux Missions étrangères, et cause de tout ce grand émoi, n’était plus dans sa main.

— On n’a pas idée de cela, n’est-ce pas ! dit-elle, avant même que Laure lui eût adressé les compliments d’usage. Je passerai pour folle à la fin ! Qu’allez-vous penser en me voyant chez vous à pareille heure ?

Laure lui avait pris la main, qu’elle serrait affectueusement.

— Je vais penser, répondit-elle en souriant, que vous me traitez comme une amie, et je vous en remercie de tout cœur.

— J’étais sûre de cela, ma chérie murmura la marquise qui la regardait avec une admiration toute féminine. Mais, mon Dieu ! êtes-vous assez jeune ! dès le matin ! et belle ! Je serais presque votre mère, savez-vous ?… J’ai un service à vous demander, un grand service. Asseyez-vous là, près de moi. Voulez-vous être mon bon ange ?

Tout à l’heure, pendant qu’elle attendait, une sorte d’affaissement avait succédé à son excitation, mais la fièvre la reprenait et précipitait ses paroles.

Laure se mit auprès d’elle. Sa réponse fut un témoignage d’empressement dévoué. Leurs fauteuils se touchaient presque, et néanmoins Mme de Sampierre rapprocha le sien.

— Chérie, dit-elle en baissant la voix, je vous préviens que je vous prends au mot. Pas de préambule ! Deux fois déjà, vous entendez, deux fois, vous m’avez parlé de lui…

— Plutôt cent fois que deux ! s’écria la baronne. Ah ! certes, nous avons causé de lui plus de cent fois ! S’il y a au monde une chose qui m’ait intéressée, c’est l’admirable entêtement de votre amour maternel. Ma raison me défendait de partager vos espérances, mais que peut la raison contre le cœur ? Et souvent je me suis surprise à rêver, comme vous rêvez vous-même, le retour de ce fils bien-aimé.

La marquise l’attira vers elle et la baisa au front.

— Ce n’est pas cela, dit-elle encore. Vous êtes une âme d’élite et vous avez toujours écouté ce que tant d’autres appellent mes radotages. Mais j’ai dit ce que je voulais dire, et je le répète : vous m’avez déjà parlé deux fois de mon fils. J’ajoute : vous ne m’avez jamais parlé de lui que deux fois.

Le front de la baronne se couvrit d’un nuage, et son regard exprima de l’inquiétude.

— La première fois, poursuivit Mme de Sampierre dont l’accent devenait timide et singulièrement ému, c’était à Carlsbad. Vous vous souvenez, chérie, nous avions fait connaissance tout de suite, et moi, du moins, je vous avais aimée à première vue, comme les amoureux des romans. Ce jour-là, je vous rencontrai toute seule dans le parc ; votre physionomie me parut changée, votre voix aussi, — votre voix surtout. Je parlais, et vous savez bien de quoi je parle toujours ; vous marchiez près de moi sans répondre. Tout à coup vous me dites : « Il n’est pas mort… »

— Moi ! s’écria Laure, qui avait les yeux baissés.

La marquise poursuivit :

— Je vous demandai : « Qui donc ? » Vous me répondîtes : « Domenico. »

Laure garda le silence.

Le nuage qui était sur son front s’assombrit.

— Jamais vous ne m’avez rien dit de cela ! murmura-t-elle.

— C’est que, répliqua la marquise, si on vous aime beaucoup, on vous craint un petit peu. Moi, d’abord, auprès de vous, je suis toujours comme si vous étiez la reine. Aborder cette question-là, c’était toucher à votre secret. Je n’ai pas osé, voilà tout.

La baronne de Vaudré releva les yeux et dit :

— Domenica, je ne veux pas avoir de secret pour vous.

— Oh ! chère enfant ! chère enfant ! s’écria la marquise en se jetant à son cou, le bonheur me vient puis que je vous ai trouvée ! Avec mon Domenico, vous êtes ce que j’aime le mieux au monde !

— Et votre Carlotta ? fit Laure dont la belle bouche eut de nouveau son sourire.

— Et Carlotta, bien entendu, répéta la marquise, je n’oublie pas ma chère fillette. Mon fils l’aimera. J’aurai deux enfants !

Laure, qui semblait rêver, pensa tout haut :

— C’est bien vrai, ce serait le bonheur.

— La seconde fois que vous m’avez parlé de lui, continua la marquise c’était chez vous, à la place même où nous sommes. Vous aviez encore cet air singulier qui transforme votre beauté et fait de vous une autre femme.

Quand je vous embrassai en entrant, vous me dîtes :

« Je dors », comme cela, de but en blanc.

— Ah ! fit la baronne. Et l’autre fois, à Carlsbad, je ne vous avais pas dit : « Je dors ? »

— Non. J’oubliais un détail. À la porte, Hély m’avait dit : « Madame la baronne n’y est pour personne, mais elle attend madame la marquise. » Je dois vous affirmer que vous ne pouviez être instruite de ma venue, puisque j’étais entrée chez vous par hasard, tout à fait en passant.

Laure ne répondit pas.

— Et alors, demanda la marquise, vous ne vous souvenez pas de tout cela ?

— De rien, prononça Laure à voix basse, mais ne vous en étonnez pas : c’est la règle. Le sommeil se souvient du sommeil. La veille ne garde mémoire que de la veille.

— Comme c’est curieux, ces choses-là ! comme c’est inexplicable ! moi, j’y crois, vous savez ? Non pas aux autres, mais à vous… Pour en revenir, quand vous me dîtes : « Je dors », je crus que cela signifiait tout bonnement : « J’ai sommeil », d’autant mieux que vous laissiez tomber l’entretien sans rien répondre à mon bavardage, mais au moment où j’allais me retirer, en femme bien élevée qui ne veut pas gêner, vous me prîtes par la main et vos grands yeux m’enveloppèrent d’un regard qui me fit froid partout.

— Et je parlai ? demanda Laure.

— Vous dîtes : « M. le marquis croit l’avoir tué… »

— Qui ? votre fils ? s’écria la baronne dont le regard exprimait une curiosité pleine d’étonnement.

La marquise l’examinait avec attention.

— Oui, répondit-elle. Vous parliez de mon mari et de mon fils.

Laure croisa ses mains sur ses genoux.

— Vous pensez, reprit Mme de Sampierre, si je fus violemment frappée. Je n’ai jamais confié ce douloureux secret à personne.

— Et personne ne le sait ! interrompit Laure vivement, pas même moi ! Prenez garde, Domenica. Vous parlez ici de choses que j’ignore absolument. N’allez pas plus loin, si vous voulez garder vos secrets.

Sa main pâle pressait le bras de la marquise. Celle-ci repartit avec élan :

— Je n’ai rien à vous taire, ma chérie ! L’avertissement que vous me donnez prouve bien votre délicatesse, mais je n’en profiterai pas. Je veux que vous sachiez tout de moi, puisque vous ne me cachez rien de vous.

Laure la remercia d’un serrement de main et demanda :

— Cette seconde fois, est-ce que je ne vous dis pas autre chose ?

— Si fait, répondit Mme de Sampierre, vous me dites : « Prenez garde à l’homme d’Italie… »

— Ah ! murmura Laure, j’ai dit cela !

Puis elle ajouta après un silence :

— Et vous avez compris ?

La marquise fît un signe affirmatif.

— Moi, je voudrais ne pas comprendre, dit la baronne, car M. le comte Pernola m’a toujours semblé un homme bon et dévoué. Il est de mes amis.

— Ah ! pauvre chérie ! s’écria la marquise, les amis ! est-ce qu’on sait ! à l’exception de vous, tout le monde me fait peur ! Voyez-vous, je suis trop riche, voilà le malheur. Et encore, ici, à Paris, les gens qui viennent chez moi et mes hommes d’affaires eux-mêmes ne savent pas comme je suis riche. C’est effrayant tout uniment ! Je reçois souvent des lettres anonymes qui me disent : « Prenez garde ! vous ne connaissez pas vos propres affaires, on vous vole… » Et après ? qu’est-ce que cela me fait ?

Laure avait les yeux baissés.

— Croyez-vous qu’on pourrait jamais me ruiner ? demanda la marquise avec un sourire de pitié.

— Vous souvenez-vous que nous visitâmes ensemble la grande tonne d’Heidelberg ? murmura la baronne sans relever les yeux.

— Oui, eh bien ?

— Il ne faudrait qu’un petit trou de vrille pour la vider avec le temps.

Domenica poussa un gros soupir, mais elle haussa les épaules et répéta :

— Avec le temps ! Un siècle, alors, ou deux, et encore ! Ah ! chérie, allez, ce n’est pas la prudence qui me manque ! je n’ai confiance en personne. Certes je ne voudrais pas devenir pauvre, car il faut de l’argent pour chercher une aiguille dans mille charretées de foin, et c’est là ce que je fais, mais je voudrais au moins arrêter cette marée montante, cette marée d’argent qui me noie ! Je dépense, je donne tant que je peux et sans choisir, je jette, comme on dit, le bien par la fenêtre. Rien n’y fait, ma chérie. L’argent revient par la cheminée. Depuis six mois, j’ai eu deux successions… Tenez ! c’est comme pour mon embonpoint ! Vous riez ? Voilà ! Je fais rire. Je ne mange pas, je ne dors pas, je pleure la nuit, je pleure le jour et tous les mois mon poids gagne un livre : C’est terrible !

Elle essuya une larme qui lui venait dans un sourire et reprit brusquement :

— Mais ce n’est pas tout ça ! Il s’agit du service que vous allez me rendre. Où en étais-je ? à Pernola. Il a entre les mains mes pouvoirs authentiques et généraux pour mes biens de Roumanie, de Hongrie et de Sardaigne, c’est vrai, mais je les lui reprendrai… Je continue : Après que vous m’eûtes dit de me méfier de lui, vous fûtes du temps sans me parler, puis votre tête se pencha sur votre poitrine et je vous entendis murmurer, mais si bas, si bas : « En pleine mer… sur la route des Antilles… bien loin encore, ah ! bien loin… Le navire se dirige vers la France… »

Les beaux yeux de Laure brillèrent.

— Achevez ! dit-elle, avec une visible émotion.

— C’est fini, répliqua tristement la marquise.

— Je dus ajouter…

— Vous n’ajoutâtes pas une parole.

— Et combien y a-t-il de cela ?

— Trois semaines.

— Et je n’ai plus jamais rien dit depuis lors ?

— Rien, jamais.