Les Cinq/I/11. Joseph Chaix


XI

JOSEPH CHAIX


Vers cette même heure, Charlotte d’Aleix était seule dans sa chambre, assise devant son secrétaire ; sa plume restait suspendue au-dessus d’une lettre commencée qui n’avait encore qu’une ligne. Elle rêvait au lieu d’écrire et son regard restait fixé obstinément sur cette autre lettre, celle du blessé que Joseph Chaix lui avait remise la veille au soir, dans la maison de l’aveugle.

Il y avait un nuage sur ce front charmant qui semblait fait pour rayonner les gaietés de la jeunesse victorieuse, mais il y avait aussi comme un intime et profond reflet d’espérance.

Cela était nouveau : espoirs et tristesses. Charlotte était née femme depuis bien peu de jours. On devinait encore l’ignorance d’hier à travers le souci d’aujourd’hui, et à chaque instant il semblait que le sourire d’autrefois allait percer, comme un regard de soleil, glissant entre les nuées.

Tant que Charlotte était restée enfant, cette bonne Domenica l’avait entourée d’une véritable adoration. Enfant elle-même et enchantée d’avoir quelqu’un à protéger, à caresser, à gâter, elle ne pouvait se séparer un instant de sa petite cousine, qu’elle appelait sa fille. C’étaient son occupation et sa récréation. Sans Charlotte elle fût morte d’ennui.

Mais, depuis quelques mois, Charlotte, qui avait dix-huit ans, était devenue bien vieille pour Mme la marquise. Domenica s’était aperçue avec effroi que Charlotte n’était pas folle du monde. Avec une épouvante plus grande encore, elle avait cru deviner que Charlotte était susceptible de réfléchir.

Il se pouvait que cette petite fille, une fois ou l’autre, vînt brusquement l’éveiller du sommeil factice où elle avait déjà tant de peine à s’engourdir.

Car ce n’était pas l’intelligence, à proprement parler qui manquait à Mme la marquise de Sampierre, c’était surtout le courage. Elle s’échappait dans le bruit vide, dans le mouvement vain, dans cette chose enfin que les consciences fuyardes appellent « le plaisir ».

Il n’y avait pas au monde un malheur plus grand que celui de cette pauvre femme, veuve d’un mari vivant et qui pleurait ses deux fils ; mais il n’y avait pas non plus de frivolité plus résolue. C’était bien la fille du vieil Orient, enfant par ses civilisations comme par ses barbaries.

Depuis vingt ans elle jouait à cache-cache avec elle-même, poursuivant une chimère impossible, priant Dieu et les somnambules, jetant l’argent aux pauvres, mais aussi aux chevaliers d’industrie qui exploitaient son idée fixe, et cherchant la foule pour s’étourdir sur le deuil du passé, sur les menaces de l’avenir.

Elle ne voulait pas regarder en face la douloureuse histoire de sa vie. Elle allait et venait, changeant de résidence comme elle changeait d’amies, et croyant s’occuper parce qu’elle s’agitait.

L’aurore de ses inconstantes amitiés ressemblait toujours à une passion. Elle avait en ce moment une amie nouvelle, Mme la baronne de Vaudré dont nous avons déjà prononcé le nom. Il sera amplement question d’elle bientôt. Sans avoir rien perdu peut-être de son affection pour Charlotte, Mme la marquise vivait de jour en jour plus loin d’elle.

C’était dimanche. Domenica venait de monter en voiture pour se rendre à la grand’messe. L’antichambre de l’hôtel de Sampierre, remarquable par le nombre imposant de ses fainéants des deux sexes, était en fièvre, à cause du meurtre commis au Saut-de-Loup, dont la nouvelle avait été apportée par les jardiniers. On bavardait activement et il va sans dire que les commentaires les plus malveillants étaient les mieux accueillis.

L’aventure de la veille au soir : « La chasse aux flambeaux », comme ils appelaient déjà les recherches faites dans le parc pour retrouver Mlle d’Aleix, servait de point de départ aux hypothèses.

Il y avait là une bonne odeur de guinguette. Personne ne se gênait à l’hôtel Sampierre : on y déjeûnait depuis l’heure du lever jusqu’au dîner, après quoi on soupait.

Au beau milieu de cette kermesse perpétuelle offerte aux marauds et aux donzelles composant la maison de Mme la marquise, le concierge en personne, un magnifique concierge, portant le costume roumain, introduisit un jeune homme d’apparence maladive et timide, proprement mais pauvrement habillé.

C’était Joseph Chaix, à qui l’argent d’Édouard avait donné les moyens d’amender un peu sa toilette.

— En voilà un qui demande princesse Charlotte, dit le concierge en montrant au doigt Joseph sans cérémonie.

— Bon ! s’écria Mlle Coralie, première femme de chambre qui prenait un air honnête comme on met une paire de gants, pour faire son service, mais qui ressemblait, dans son naturel, à une dame aux camélias du vingt-septième ordre, — étourdie que je suis ! j’avais oublié de vous prévenir, M. Szegelyi : princesse a donné l’ordre d’introduire monsieur… monsieur…

— Chaix, répondit Joseph déjà déconcerté.

— C’est ça, Chaix ! Venez avec moi, jeune homme.

On offrit quelque chose au beau concierge, qui accepta et dit :

— C’est tout de même drôle !

— Parbleu ! répondit le chœur des croquants, mâles et femelles, on en voit de toutes les couleurs dans cette grande baraque-là !

— Et le Chaix vient sans doute apporter à la princesse la suite du feuilleton d’hier !

— C’est justement le gendre de la bonne femme aveugle qui demeure en face de la porte du parc, dit M. Szegelyi en trinquant à la ronde. Princesse pourrait peut-être en dire plus long que personne au juge et au commissaire qui gagnent leur vie là-bas, de l’autre côté du saut-de-loup, à retourner les doublures du mort…


Mlle Coralie, précédant Joseph, ouvrait, en ce moment, la porte de Charlotte et annonçait d’une voix douce qu’on ne connaissait point à l’office :

— Princesse, le jeune homme.

— Faites entrer, dit Mlle d’Aleix sans se retourner.

Coralie introduisit Joseph et demanda avec tout plein de respect :

— Dois-je rester ?

— Non, vous pouvez vous retirer.

Coralie sortit aussitôt et referma la porte. Après quoi, elle dessina un pas de « danse française », en disant :

— Cette vieille Savta est à l’église, la marquise aussi ; princesse fait ses petites affaires. Va bien !

Avant de se tourner du côté de Joseph Chaix, Charlotte ajouta rapidement une seconde ligne à celle qui était déjà sur son papier et signa son nom en toutes lettres.

— Je vous remercie d’être venu, dit-elle ensuite, fixant sur Joseph ses yeux agrandis par la fièvre. J’avais songé d’abord à vous placer près de moi, mais que feriez-vous parmi les gens qui remplissent nos antichambres ? Ils croiraient que vous espionnez leurs calomnies ou leurs pillages. Vous resterez chez vous, et ma chère petite Éliane en sera bien heureuse, mais vous viendrez prendre mes ordres tous les matins, et tant que durera la journée, vous vous tiendrez à ma disposition : J’aurai besoin de vous.

En parlant elle regardait le visage de Joseph, ravivé par l’espoir. Ce n’était plus déjà la misérable créature d’hier au soir. Ses bons habits le refaisaient homme. Il se tenait droit et, sous son embarras modeste, on devinait la vaillance des vrais enfants de Paris.

— Éliane vous aime tant, princesse ! dit-il avec émotion. Moi, je vous appartiens.

Elle lui indiqua un siège, mais Joseph refusa de s’asseoir. Sur la demande de Charlotte, il raconta la scène de la veille avec une entière sincérité.

— Comment ! vous, Joseph ! s’écria Mlle d’Aleix, vous avez fait cela !

— Je ne savais pas qu’il était blessé, princesse, et c’était aujourd’hui à midi que M. Preux devait nous chasser. Celui-là ne s’inquiète pas du dimanche. Il y avait huit jours que je me demandais, et cela me rendait fou : où donc mettrons-nous le pauvre lit d’Éliane !

Charlotte eut un sourire en apprenant la nature de l’arme avec laquelle Joseph avait menacé Édouard.

Mais tout ne fut pas terminé là, car Charlotte ignorait absolument ce qui s’était passé si près d’elle depuis la veille. Elle apprit avec étonnement la présence des gens de justice au bord du saut de loup et frémit en écoutant l’histoire de ce mort, cloué au mur du parc. Personne ne lui avait parlé de cela. Quand l’antichambre est à l’état conquérant, comme c’était le cas chez les Sampierre, il tient rigueur au salon. Mlle Coralie ne se compromettait jamais avec sa maîtresse.

— C’est donc Édouard qui a tué ce malheureux ? demanda Charlotte toute tremblante.

— Il n’en sait rien lui-même, répliqua Joseph. Ni M. Édouard ni son assassin ne pouvaient connaître l’existence de cette pointe de fer, et M. Édouard est tombé au fond du fossé, près de moi, au moment même où il venait de repousser le bandit.

Charlotte demanda encore :

— Mais qui soupçonne-t-on ?

— Personne.

— Quel est le nom du malheureux ?

— On est en train de faire l’enquête.

— Mais vous, Joseph, le savez-vous ?

— Moi, je ne sais rien.

Ses yeux se baissèrent sous le regard perçant de Mlle d’Aleix. Il y eut un silence pendant lequel Charlotte plia et cacheta la lettre de deux lignes qui était sur la tablette du secrétaire.

— Vous savez où trouver M. Édouard ? demanda-t-elle en écrivant l’adresse.

— Certes, répondit Joseph, puisque, selon votre ordre, je l’ai reconduit chez lui hier au soir.

— Il avait recouvré sa connaissance ?

— Entièrement.

— Lui avez-vous parlé de moi pendant la route ?

— Je n’aurais pas osé, princesse.

— Y avait-il quelqu’un à l’attendre chez lui ?

— Son père, le capitaine Blunt.

— Qu’a-t-il dit en voyant l’état de son fils ?

— Voilà exactement ce qui s’est passé : En arrivant devant le no 7 de la Chaussée des Minimes, M. Édouard m’a ordonné de descendre et d’ouvrir la porte de l’allée avec une clef que j’ai prise dans sa poche. Il m’a dit : « va jusque dans la cour. À gauche de l’allée tu tâteras le mur où pend un fil de fer, terminé par un anneau, tu pèseras sur l’anneau. Si personne ne te répond, c’est que mon père est absent, alors, tu reviendras me tenir compagnie. Si au contraire mon père vient à la fenêtre, tu lui crieras que je suis blessé… légèrement, pour ne pas le mettre aux cents coups… et tu t’en iras comme si le diable t’emportait. »

Le père était là. Je suis revenu l’annoncer à M. Édouard, qui m’a donné une poignée de main en disant : « Bon voyage, mon ami Joseph. Si elle te demande comment je me porte, ne vas pas l’effrayer… Mais peut-être qu’elle ne te demandera rien. Reviens savoir de mes nouvelles, si tu veux ; en tous cas, moi, je te retrouverai. En route ! »

J’ai obéi. Vis-à-vis de lui comme vis-à-vis de vous, princesse, je n’aurai jamais d’autre rôle que l’obéissance ; mais si vous commandiez tous deux en sens contraire, je vous préviens à l’avance : c’est à lui que j’obéirais.

Mlle d’Aleix lui tendit la main. Il n’eut pas le temps de la prendre. Pendant que son respect le faisait hésiter, on frappa à la porte de l’antichambre, et Mlle Coralie entra, disant :

— Princesse, M. le comte Pernola m’envoie vous dire qu’il est au salon.

— C’est bien, répliqua Charlotte, dites à mon cousin que je vais le rejoindre.

Quand Mlle Coralie se fut retirée, Charlotte se leva.

— Joseph, dit-elle, vous allez vous rendre chez M. Édouard sur-le-champ et lui porter cette lettre.

Il prit l’enveloppe qu’on lui tendait, mais il ne bougea pas, et le sang monta à ses joues pâles.

— Qu’attendez-vous ? fit la jeune fille.

— Maîtresse, murmura Joseph, pardonnez-moi, je vous ai dit tout à l’heure : « Je ne sais rien… » Et hier, quand vous m’avez demandé : « Est-ce Pernola qui a frappé ?… »

— Ai-je donc demandé cela ? s’écria Charlotte.

— Oui, maîtresse, et moi, je vous ai répondu : « Je ne sais pas, je n’ai rien vu… »

— Eh bien !

— Je ne mentais pas hier au soir, maîtresse, mais ce matin j’ai menti : je sais quelque chose.