Les Cinq/I/12. Toilette du matin


XII

TOILETTE DU MATIN


Mlle  d’Aleix, qui était déjà auprès de la porte, revint sur ses pas.

— Parlez, dit-elle vivement : que savez-vous ?

— Ce n’est pas M.  le comte Pernola qui a frappé, répondit Joseph ; mais je viens de voir la figure de l’assassin qui est couché mort, là-bas, au bord du fossé, et je l’ai reconnu pour un homme qui allait quelquefois chez M. Preux, le principal de la cité Donon.

— Et que prouve cela ?

— Vous allez voir, maîtresse. Deux fois, la semaine dernière, j’ai vu M.  le comte Pernola sortir de la maison du principal…

— Est-ce tout ? demanda Charlotte, qui écoutait encore quoique Joseph eût fini de parler.

— Oui, maîtresse, c’est tout.

Charlotte demeura un instant pensive. Elle était très-pâle et regardait à ses pieds.

— Joseph, dit-elle brusquement, je vous remercie. Allez où je vous ai envoyé. Ne donnez la lettre que si M.  Édouard est seul… et revenez me rendre compte de votre commission. Je vous attends.

Le bon garçon s’éloigna aussitôt. Mlle  d’Aleix descendit l’escalier derrière lui et poussa sans hésiter la porte du salon où le comte Giambattista l’attendait, demi couché sur le divan dans une attitude pleine de grâce et feuilletant négligemment un album.

Nous ne saurions nous en dédire, c’était un Italien charmant aux rayons du soleil comme au clair de la lune. Aujourd’hui, de plus qu’hier, il avait ces séductions toutes fraîches que donnent la poudre de riz nouvellement appliquée et le travail récent du coiffeur.

Cette figure lisse et poncée sous le noir brillant des cheveux n’avait ni une ride ni un pli. Les yeux luisaient, les sourcils chatoyaient, la fine moustache semblait être en jais filé, les joues en biscuit de Sèvres sortant du four.

Et le costume valait le mannequin : toilette de maison et de berger : pantalon caressant, gilet chatouilleur, chemise suave, jaquette nacrée comme le matin d’un joli jour, cravate négligemment souriante qu’une fée avait trempée dans de l’opale liquide, bas de soie camélia-thé, escarpins… Allons ! c’est assez. Ménageons les nerfs de tous les sexes.

Je n’éprouverais aucun scrupule à vous peindre un lutteur tout nu, mais je ne sais pourquoi cet homme trop vêtu me semble obscène. D’ailleurs, vous le connaissez si bien !

À l’entrée de Mlle  d’Aleix, Giambattista se leva avec une grande affectation de respect et vint lui prendre la main pour la conduire à un fauteuil. Avant de lâcher ses doigts, il les effleura de ses lèvres.

— Merci d’être venue, ma belle cousine, dit-il ; je commençais à craindre que vous n’eussiez oublié votre promesse. Avez-vous bien dormi malgré les terribles émotions d’hier au soir ?

Charlotte répondit :

— Non. Je dois avoir eu la fièvre.

Et elle s’assit.

— Vous êtes en effet un peu changée, reprit Pernola en poussant un fauteuil auprès de celui de Charlotte. Savez-vous que j’admire votre discrétion ? Hier, vous ne m’avez pas dit un mot de cette sanglante aventure.

— Je vous croyais peut-être beaucoup mieux instruit que moi, répliqua froidement Mlle  d’Aleix.

Le regard du comte exprima un étonnement plein de candeur.

— Vous saviez bien pourtant, fit-il observer, que j’étais, moi, de ce côté-ci du mur.

— Mon cousin, dit Charlotte, je n’ai pas plus envie de vous accuser que vous-même n’avez désir de me trouver coupable. Je suppose que notre entretien va rouler sur d’autres sujets plus intimes.

— En effet, repartit le comte avec un souriant salut.

Il ajouta pourtant :

— Chère cousine, tout ce qui vous touche m’intéresse. Pardonnez-moi si j’ai abordé en passant une question qui paraît ne vous être point agréable ; c’était dans une bonne intention.

Il toussa légèrement, et sa toux elle-même attaquait une jolie note de ténor qui était flatteuse pour l’oreille.

— Je voulais causer avec vous, reprit-il en changeant de ton, car il cessait d’improviser pour entamer la partie préparée de « la scène » ; j’ai fait de mon mieux jusqu’à présent pour vous témoigner mon tendre dévouement qui allait augmentant sans cesse à mesure que je vous voyais grandir et embellir près de moi, mais vous étiez trop jeune pour qu’il fût opportun et même convenable d’aborder avec vous certains sujets. D’abord, vous ne m’auriez pas compris, charmante cousine, ensuite vous auriez été impuissante à m’aider dans l’œuvre d’abnégation où j’use le restant de ma jeunesse, où je risque peut-être ma vie…

Il s’arrêta. Il avait compté ici sur une exclamation, ou tout au moins sur un mouvement. Ni l’un ni l’autre ne vint. Charlotte écoutait attentivement, mais tranquillement.

— Oui, ma cousine, reprit-il malgré l’absence de l’interruption espérée, vous avez bien entendu, j’ai dit : ma vie. Je risque ma vie. Ceux qui ne connaissent pas les affaires de notre maison se représentent la fortune de Sampierre comme un énorme tas d’or qui va toujours grossissant, car on ne suppose pas que Mme  la marquise, en y mettant même toute la bonne volonté possible, soit capable de dépenser annuellement son revenu, — ce revenu que l’erreur publique porte à des sommes tout à fait extravagantes… Eh bien ! Carlotta, si vous ne le savez pas aujourd’hui, vous l’apprendrez forcément demain : La richesse poussée au-delà de certaines limites, amène avec soi de singulières fatalités. Auprès de ces montagnes d’or, la comédie devient drame, et le drame tragédie. On dirait que toutes les convoitises errantes sur la surface du globe, mystérieusement averties, et comme l’aiguille aimantée sent le pôle, convergent à la fois vers ces trésors. Tout à l’entour, on tue. Tantôt c’est le poignard qui frappe, comme hier, tantôt c’est une arme invisible et plus cruelle, ouvrant l’issue par où l’existence s’écoule lentement et goutte à goutte. Il y a quelques jours à peine que nous portions encore le deuil du comte Roland de Sampierre, notre bien-aimé cousin…

Pernola s’arrêta encore, mais cette fois, ce ne fut pas de lui-même.

L’effet produit lui coupait inopinément la parole.

Une lueur brûlante s’était allumée dans les yeux de Mlle  d’Aleix qui ouvrit la bouche pour parler, pendant qu’un flux de pourpre montait à ses joues.

Mais le mot qui voulait jaillir de ses lèvres ne fut point prononcé. Elle abaissa ses paupières comme un voile sur l’éclair de son regard et redevint pâle.

Le comte poursuivit d’une voix moins assurée :

— Je ne prétends pas, comprenez-moi bien, que le crime d’hier ait un rapport quelconque avec les embarras de notre famille. Je puis avoir des soupçons, la certitude me manque. Je ne prétends pas non plus, du moins je me garderai d’affirmer que le décès lamentable de notre Roland si regretté doive être attribué à autre chose qu’une maladie…

— Alors interrompit Charlotte, dont la voix frémissait de colère, que tentez-vous d’insinuer, mon cousin ?

— Je n’insinue rien, répondit Pernola, je dis ceci : il y a un énorme tas d’or ; pour le garder, est-ce assez d’une femme et d’un fou ?

Son regard fut choqué brusquement par celui de Charlotte, qui dit avec une ironie contenue :

— D’autres veillent. Vous oubliez au moins une de ces sentinelles. N’êtes-vous pas là, vous, mon cousin Giambattista ?

Celui-ci salua aussitôt d’un air reconnaissant et satisfait.

— Mille grâces, dit-il, pour la justice que vous me rendez. Oui, c’est la vérité, je suis là, et rien ne m’éloignera de mon poste, mais je me lasse d’y être seul, et je crois avoir le droit d’exiger un peu d’aide.

— Est-ce à moi que vous demandez cela ?… commença Mlle  d’Aleix.

— C’est à vous, interrompit Pernola, et c’est à vous seule. Je vous prie de m’écouter de bonne foi, comme je parle. Dans tout dévouement humain, il y a le côté d’intérêt personnel. Je pourrais dissimuler ce revers de la question, mais la loyauté de mon caractère m’entraîne à l’aborder hautement.

Il rapprocha son fauteuil et reprit :

— Ma chère, ma bien chère cousine, nous sommes vis-à-vis l’un de l’autre dans des positions absolument parallèles. Mettons de côté l’attachement égal que nous portons, vous et moi, à notre bien aimée parente la princesse-marquise, et aussi à son époux infortuné, au marquis Giammaria, si durement frappé par la main de Dieu ; parlons de la maison elle-même, de ce grand tout formé par l’union de deux races illustres : Paléologue et Sampietri. Les générations disparaissent, les maisons restent… Que la Providence veuille retarder longtemps encore l’éventualité à laquelle je vais faire allusion, c’est mon désir le plus ardent, mais enfin, nul ne peut aller contre l’ordre de la nature. Le temps viendra où ceux qui remplissent aujourd’hui notre cœur, Domenica et Giammaria seront le passé, c’est hélas trop certain, puisque nul d’entre nous n’est immortel, — et alors, nous serons, vous et moi le présent, par la raison indéniable qu’à cette heure nous sommes l’avenir : Vous êtes la seule héritière de Paléologue, je suis l’unique héritier de Sampierre.

Ici, le comte Giambattista fit une nouvelle pause, pour attendre une réponse, mais Charlotte garda le silence.

— Dois-je croire que vous ne m’avez pas compris ? demanda-t-il après un instant.

— Au contraire, répliqua Mlle  d’Aleix, je suis à peu près sûre de vous avoir compris parfaitement.

— Alors, je continue, et je prends la liberté de réclamer toute votre indulgence. Je ne veux pas dire que je vous aie vu naître, mais vous étiez si petite quand votre excellente mère vous remit aux soins de Domenica que vous devez me regarder comme un bien vieil homme. Et, par le fait, je ne suis plus tout jeune, ma chère cousine, mais qu’est-ce que la jeunesse ? Il y a des adolescents caducs, il y a des hommes mûrs qui gardent toute la fraîcheur des premières années. Pour ce qui me concerne, je ne me suis jamais senti plus robuste ni plus dispos ; jamais mon intelligence n’a été plus lucide, jamais ma sensibilité plus vive ni plus délicate. Cela tient-il à ce que j’ai gardé la virginité de mon cœur ? Je pencherais à le croire. Au milieu du dévergondage qui nous entoure, je suis resté pur, et c’est une âme vertueuse que je pourrais offrir à celle qui daignerait accepter mon premier amour.

Il fredonna cette romance avec un trémolo dans la voix.

Paris ne connaît plus beaucoup l’amoureux doré-mat comme un sujet de pendule du temps d’Austerlitz, mais ce bonhomme existe encore et c’est ordinairement un coquin. Marat jouait de la guitare.

Mlle d’Aleix saisit le moment précis où Giambattista allait tomber à genoux comme c’était son devoir après une semblable tirade pour lui demander froidement :

— Mon cousin, êtes-vous bien sûr que je sois l’héritière de Paléologue ?