Les Cinq/I/10. Inventaire de Fiquet, n° 5


X

INVENTAIRE DE FIQUET, No 5


Il était dix heures sonnées quand M.  l’officier de paix arriva de ce pas lent mais sûr qui distingue la justice de Dieu.

Peu après vinrent les gens envoyé du Palais.

Le trou Donon était désormais quelque chose : la Gazette de Tribunaux et le Droit allaient révéler à l’Europe sa position géographique.

Dans le terrain vague et le long du saut de loup, il y avait plusieurs centaines de curieux dont au moins cinquante invalides, car le bruit de « l’évènement » s’était répandu jusqu’à l’esplanade. La chèvre, qui n’avait jamais vu pareille cohue, craignait la fin du monde et bêlait lamentablement.

Par un hasard moqueur, au moment où commençait l’enquête, les maçons arrivèrent pour boucher la guérite. On les renvoya, et du haut de son balcon le Poussah trouva le mot de la situation en disant : « Il est bien temps ! »

Tout ce qui tenait au monde officiel, la justice, la police, les invalides, leurs nièces, l’allumeur du gaz, l’ouvreur des bornes-fontaines, le concierge du magasin, du Bon-Marché et le contrôleur de la station des omnibus, tous, dis-je, levèrent la tête pour lui envoyer un bienveillant salut.

Tel est le résultat d’une vie honorable.

Le médecin, régulièrement requis, constata que le cadavre était celui d’un mort. Il exprima cette opinion que le décès était survenu à la suite d’une lésion occasionnée par un choc, résultat d’un contact trop violent entre la tempe du défunt et un objet semi-contondant.

À son sens, la mort avait dû être à peu de chose près instantanée, à moins, toutefois, que l’agonie ne se fût légèrement prolongée.

On visita l’intérieur de la guérite. L’extrémité pointue, mais émoussée de la tige de fer portait un témoignage effrayant. Le sang avait coulé à flots dans la guérite d’abord, puis sur la marge étroite où notre ami Édouard avait posé son pied pour s’élancer par-dessus la murette, puis enfin jusqu’au fond du saut de loup.

Chacun avait vu tout cela, chacun voulut la revoir. Vous vous figurez bien, n’est-ce pas, comme c’était curieux ! Il faut l’occasion et une bonne chance pour jouir de spectacles pareils. M.  de Rothschild lui-même ne peut pas s’en payer à volonté. Et notez que ça ne coûte rien.

Mais comment diable la barre de fer immobile avait-elle été chercher la tempe de ce malheureux homme ?

Le médecin fut d’avis que quelqu’un avait plutôt poussé la tête vers la barre.

Et la majorité du public ne parut pas répugner à croire qu’il avait peut-être raison.

La police prenait ses notes. La justice écrivait sur le genou d’un petit rat de greffe qui comptait bien lire son nom dans le journal du lendemain.

En somme, il n’y avait pas l’ombre d’un témoin, et personne ne connaissait le défunt, pas même le papa Preux qui connaissait tout le monde.

Restait la suprême ressource, l’opération palpitante que mille impatiences attendaient et qui parfois dévoile tout d’un coup le mot de ces sombres énigmes.

M.  le commissaire de police et un beau petit substitut venaient d’arriver. On procéda au fouillage.

Aussitôt qu’on eût parlé de fouiller, le cercle se resserra si violemment que les sergents de ville furent obligés de défendre le terrain officiel, comme font les escamoteurs autour de leur table envahie.

Écoutez ! c’est irrésistible. Il n’y a rien de plus intéressant que cela. Voir guillotiner, c’est bien attrayant, surtout pour les dames, mais les poches ! le mystère ! L’imagination s’enflamme à la seule pensée de ce qui peut jaillir d’une poche !…

On se battit, on écrasa des enfants. Il y eut des gens qui montèrent sur le mur du parc, d’autres qui escaladèrent la grande maison, malgré le respect dû au papa Preux.

Celui-ci avait envoyé son soldat chercher de la bière. Il était toujours à sa propre croisée et ne manquait de rien ; son déjeuner l’attendait par derrière sur sa table, mais les poches !…

La première poche, celle de côté, qui est ordinairement l’asile du portefeuille, ne contenait rien, sinon un vieil étui à cigares — vide.

Les deux autres poches de la redingote, à droite et à gauche, donnèrent un mouchoir déchiré auquel manquait notamment le coin de la marque, une vessie à tabac et un cahier de papier à cigarettes.

Dans les poches du gilet, point de montre, mais une boîte en fer-blanc contenant des allumettes et un peigne à moustaches.

Dans la poche droite du pantalon un porte-monnaie absolument plat.

Dans la poche gauche un jeu de cartes qui fut reconnu « manié » et biseauté.

Enfin, à l’intérieur même du porte-monnaie, dans la poche destinée aux billets de banque, un petit papier froissé qui avait dû être une lettre, mais qui ne portait ni adresse ni signature.

Quelqu’un qui eût examiné le Poussah au moment où ce petit papier fut découvert aurait pu voir son énorme face envahie par une subite pâleur.

L’objet passa de main en main parmi les gens qui avaient droit de l’examiner, pendant que la cohue s’agitait, en proie au supplice de Tantale.

C’était un avis ainsi conçu :

« Pour no 5…

» Affaire de Ville-d’Avray, ce soir, sans faute, tout le monde sur le pont, maison vide. Départ, rive gauche, neuf heures et demie. — Réunion au poteau, cordon du nord, bois de Fausse-Repose… »