Les Cinq/I/9. Le clou


IX

LE CLOU


Le lendemain matin, il y eut grande rumeur dans la cité Donon, ce petit monde qui était, comme disait le poète latin parlant d’Albion : « presque séparé de tout l’univers. »

Dès sept heures, toute la population des deux sexes était rassemblée au bord du saut de loup. On ne faisait pas beaucoup de bruit, parce que le diapason du pays était modeste, mais on se remuait considérablement et l’agitation semblait profonde.

Il n’était pas besoin de regarder longtemps pour connaître la cause de cette fièvre populaire. Au bord du fossé un homme était couché, portant à la tempe droite une horrible blessure.

L’homme était mort déjà depuis longtemps.

On l’avait trouvé froid et rigide, accroché par sa plaie même à une tige de fer qui sortait des moellons au fond de ce trou que le maçon de l’hôtel de Sampierre était venu visiter la veille et qu’il devait boucher le lendemain.

Toute chose ici-bas a sa raison d’être. La guérite, pour employer la désignation choisie par le Poussah quand il avait indiqué une bonne place d’embuscade à Fiquet, n’était pas un premier symptôme de ruine naturelle, attaquant le mur de Mme la marquise.

Le mur était partout ailleurs sain et robuste.

Il y avait ici démolition, opérée de main d’homme, mais accidentellement.

La démolition, avait eu pour agent un fort levier de fer, enfoncé dans la paroi intérieure de la muraille à coups de maillet pour servir de faîte à une cage où le jardinier réfugiait son poulailler privé. La pointe du levier, en pénétrant dans le mur, avait rencontré un large moellon qui, faisant résistance, avait entraîné une portion de la maçonnerie, au dehors.

En dedans, du côté du jardin, tout était intact.

Des mois et des années avaient passé depuis lors. La chute successive des décombres avait ouvert davantage la guérite.

Et au fond de la guérite, la pointe du levier restait comme un de ces clous qui transpercent une cloison trop mince.

Le jardinier ne se doutait guère, à l’heure où il cognait, qu’à deux ans de distance, il plantait ainsi son levier dans la tempe d’un homme.

Pas plus que notre ami Édouard ne savait, en secouant son assassin inconnu de main de maître, qu’il accrochait un mort à un clou.

C’était pourtant cela positivement. La dernière poussée, la bonne, avait lancé le déplorable Fiquet au fond de la guérite avec une telle violence que sa tempe, rencontrant la pointe de fer, s’était crevée comme une pomme qui tomberait de l’arbre sur un pieu.

Et la propriétaire de la chèvre qui était à elle seule tous les troupeaux du village Donon, étant venu couper de l’herbe au bas du saut de loup pour le déjeuner de sa bête, avait avisé le mort, pendu à ce gibet.

Ordinairement, à Paris et aux environs de Paris, quand un meurtre se découvre, les légistes de carrefour recommandent avec toute l’autorité qui les rend si respectables « de ne toucher à rien avant l’arrivée du commissaire. » Mais le trou Donon était si loin de Paris !

Des imprudents avaient décroché Fiquet, qui gisait maintenant dans la poussière, au bord de la douve, entouré d’un cercle de curieux sans cesse grossissant.

Les parents étaient là au grand complet et les enfants aussi, qu’on avait bien du mal à contenir.

Le monde venait jusque de la rue de Babylone.

Bien des gens qui croyaient cependant connaître leur Paris, admirèrent la cité Donon pour la première fois, ce jour-là.

Vers sept heures et demie, le soldat du père Preux ouvrit la fenêtre au second étage de la « grande maison. » Il regarda, puis le père Preux lui-même vint s’accouder sur l’appui en camisole de molleton et en bonnet d’indienne, avec sa pipe dans la bouche.

Un murmure, où il y avait du respect, s’éleva dans la cohue.

— Le Poussah ! disait-on.

— Monsieur le principal.

— C’était juste sous sa fenêtre, pourtant il aurait dû entendre ou voir !

— Il va nous dire du moins ce qu’il faut faire.

— Qu’est-ce qu’il y a donc, mes brebis ? demanda l’homme puissant dont la corpulence tenait toute la largeur de la croisée.

La foule s’écarta à droite et à gauche pour lui montrer le cadavre.

— Tiens ! tiens ! fit le Poussah. ah ! par exemple ! un vilain atout ! Il a l’air d’avoir son compte… Vous qui avez des jambes, allez chercher la garde, mes enfants, qu’elle fasse son état.

Ce fut tout. Le soldat referma la croisée, pendant que papa Preux se remettait au lit, pensant :

— Ce bêta de Fiquet ! au lieu de mordre, il a été mordu : c’est drôle !