Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre XXX

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 163-174).

CHAPITRE XXX.

Comment le duc de Berry et le duc de Bourgogne, oncles du roi, eurent le gouvernement du royaume ; et comment ils firent chasser et prendre ceux qui avoient eu le gouvernement du roi.


En ce temps avoit au royaume de France un très vaillant et sage médecin, et n’y avoit point son pareil nulle part ; et étoit grandement ami au seigneur de Coucy, et de nation de sa terre. Cil demeuroit pour ce temps en la cité de Laon. Là faisoit-il plus volontiers sa résidence que ailleurs, et étoit nommé maître Guillaume de Harselli. Quand il sçut premièrement les nouvelles de l’accident du roi, et par quelle incidence il étoit chu en maladie, il dit ainsi, car il cuidoit assez connoître la complexion du roi : « Celle maladie est venue au roi de coulpe ; il tient trop de la muisteur[1] de la mère. » Ces paroles furent rapportées au seigneur de Coucy, qui, pour ce temps, se tenoit à Paris de-lez le duc d’Orléans et les oncles du roi ; car pour lors les consaulx de France, des nobles, des prélats et des bonnes villes, étoient à Paris pour voir et conseiller lesquels ou lequel auroient le gouvernement du royaume, tant que le roi seroit retourné en bon état, si retourner y devoit, son frère le duc d’Orléans, ses oncles ou l’un d’eux, tout par lui ; et fut-on sur cel état et conseil plus de quinze jours que on ne pouvoit être d’accord. Finablement, avisé fut et conseillé, pour cause de ce que le duc d’Orléans étoit trop jeune pour entreprendre un si grand fait, que les deux oncles du roi, le duc de Berry et celui de Bourgogne en auroient le gouvernement, et principalement le duc de Bourgogne ; et que madame de Bourgogne se tiendroit toute coi lez la roine, et seroit la seconde après elle. Or s’avisa, si comme je vous dis, le sire de Coucy de maître Guillaume de Harselli ; si en parla aux oncles du roi ; et leur remontra, pour le profit du roi et pour sa santé recouvrer, la prudence et la vaillance du dit maître Guillaume. Le duc de Berry et le duc de Bourgogne y entendirent et le mandèrent ; il vint à Paris. Quand il fut venu, le sire de Coucy, devers qui il se trait premièrement, car il étoit grandement son connu, l’emmena devers les oncles du roi et leur dit : « Véez-ci maître Guillaume de Harselli dont je vous avois parlé. » — « Il soit le très bien venu, » répondirent les trois ducs. Ils le recueillirent et firent très bonne chère, et puis l’ordonnèrent pour aller à Cray voir et visiter le roi, et demeurer tant devers lui que il seroit en bon état. Le dit maître Guillaume, à la contemplation et ordonnance des seigneurs, se départit de Paris en bon état et arroi, ainsi comme à lui appartenoit, et se mit au chemin ; et vint à Cray ; et ainsi comme les ducs lui avoient ordonné il fit, et se tint tout coi de-lez le roi ; et emprit sur tous les autres médecins la souveraine administration de lui curer ; et vit bien et connut que la maladie étoit curable, et que le roi l’avoit conçue et prise par foiblesse de chef et par incidence de coulpe. Si, pour y pourvoir et remédier, il entendit et obvia grandement.

Les nouvelles de la maladie du roi de France s’espartirent moult loin ; et qui qu’en fut dolent et courroucé, vous devez croire et savoir que le duc de Bretagne et messire Pierre de Craon n’en firent pas grand compte. Mais l’eurent tantôt pleuré, car il les avoit accueillis à trop grand’haine.

Quand le pape de Rome, Boniface, et les cardinaux en sçurent la vérité, si en furent tous réjouis ; et se mirent ensemble en consistoire ; et dirent que le plus grand de leurs ennemis étoit le roi de France, qui étoit battu de verges crueuses, quand Dieu lui avoit tollu son sens ; et que celle influence étoit du ciel descendue sur lui pour le châtier ; et que trop avoit soutenu cet antipape d’Avignon ; et la plaie crueuse lui étoit envoyée pour employer son royaume. Et tenoient entre eux et disoient que leur querelle en seroit plus belle. À considérer toutes choses et parler par raison, voirement fut ce une grand’signifiance, et dont le pape Clément et les cardinaux d’Avignon se dussent bien être avisés et ébahis ; mais ils n’en firent compte, fors pour l’honneur du roi et du royaume ; et dirent entre eux que du roi qui étoit jeune et plein de ses cuiders et volontés on ne pouvoit ni ne devoit attendre autre chose, car on le laissoit trop convenir, et avoit laissé du temps passé, et que petitement et foiblement on l’avoit gardé ; et que trop il avoit fait d’excès de chevaucher par nuit et par jour, de travailler son corps et son chef en toutes peines hors mesure et les articles de raison ; et que ceux qui gouverné l’avoient du temps passé en devroient être chargés et nuls autres, car c’est leur coulpe. Et s’ils eussent au roi, en son enfance et jeunesse, donné une rieulle raisonnable, et l’eussent tenu en icelui par le conseil et ordonnance de ses oncles, cette incidence de maladie ne lui fût point avenue. « Avec tout ce, il a trop grand membre de raison, car il promit au pape, et jura sur sa foi et en parole de roi, que il s’ordonneroit tellement que par puissance il détruiroit cet antipape de Rome et ses cardinaux, et ôteroit le schisme de l’Église, et remettroit les choses, qui sont moult troublées, en bon état ; et il n’en a rien fait ; mais est allé de tous points contre sa parole et son serment, dont Dieu est courroucé. Et pour le aviser, il le bat de celle verge de frénésie ; et c’est, à entendre raison, tout pour nous. Et si il retourne à sanlé, ainsi que bien le pourra faire, il nous y faudra envoyer suffisans et sages légaulx, qui lui remontreront vivement et sagement la deffaute de ses promesses, afin que point ne les ignore par notre négligence. »

Ainsi se devisoient en Avignon et proposoient le pape et les cardinaux ; et amettoient que de celle maladie, dont il étoit battu, il l’avoit grandement acquis, et en étoit cause ; et tournoient trop grandement le mesfait et l’incidence de l’aventure sur lui, sur ses gardes et sur le conseil de sa chambre. Aussi faisoient bien autres gens parmi le royaume de France sans eux. On envoya en une ville que on appelle Aspre, et siéd en la comté de Hainaut entre Cambray et Valenciennes. En laquelle ville il y a une église qui est tenue de l’abbaye de Saint-Wast d’Arras, dont on aoure Saint-Aquaire. Et là git, en fierte moult richement en argent, le corps du benoît saint dessus nommé ; et est requis et visité de moult de lieux, pourtant que les verges sont moult crueuses de frénésie et de derverie. Et pour honorer le saint, envoyé y fut et apporté un homme de cire, en forme du roi de France, et un très beau cierge et grand, et offert moult dévotement et humblement au corps saint, afin qu’il voulsist supplier à Dieu que la maladie du roi, laquelle étoit grande et cruelle, fût allégée. De ce don et offrande il fut grand’nouvelle. Aussi envoya-t-on pareillement à Saint-Hermer à Rouais, lequel saint a le mérite de guérir de toute frénésie. En tous lieux où on savoit corps saint ou corps de saintes, qui eussent grâce et mérite par la vertu de Dieu à guérir de frénésie et de derverie, on y envoyoit ordonnément et dévotement l’offrande du roi.

Quand les nouvelles en furent venues en Angleterre, et que le roi et les seigneurs le sçurent, si en furent grandement troublés ; et par espécial le duc de Lancastre le plaignit moult ; et dit ainsi aux chevaliers et écuyers qui étoient de-lez lui : « Par ma foi ! c’est grand’pitié, car il montroit être homme de grand’emprise et de bonne volonté à bien faire. Et me dit à Amiens, au congé prendre : « Beau cousin de Lancastre, je vous prie chèrement que vous mettez peine et rendez votre diligence que ferme paix soit entre nous et votre neveu d’Angleterre et nos royaumes ; parquoi nous puissions aller à grand’puissance sur le Mora-Baquin[2] qui a conquis le royaume d’Arménie, et qui se met en peine de détruire chrétienté, parquoi notre loi soit exhaussée ; car nous sommes tous tenus de ce faire. » Or est, ce dit le duc de Lancastre, la chose moult retardée ; car jamais n’aura si grand crédence comme il avoit paravant. » — « C’est vérité, répondirent ceux à qui il en parloit ; mais est le royaume de France trop bien conditionné de cheoir en trouble. »

Ainsi se devisoient tous seigneurs et toutes gens ès pays lointains et prochains où la connoissance de la maladie du roi étoit venue et sçue[3] ; et le roi étoit tout coi au chastel de Cray, en la garde des chevaliers dessus nommés, et de maître Guillaume de Harselli, qui en avoit la souveraine cure et administration ; ni nul ne parloit au roi ni n’entroit au chastel, fors ceux qui étoient députés et ordonnés pour lui. À la fois le duc d’Orléans et le duc de Bourbon y venoient pour le voir et visiter, et savoir comment il se portoit ; et les ducs de Berry et de Bourgogne se tenoient à Paris, et n’avoient encore rien fait de nouvel ; mais ils avoient bien en cœur et en propos que ils ouvreroient temprement, et tout par raison, sur aucuns, lesquels ils n’avoient pas bien en grâce, ni leurs consaulx, car ils les avoient trouvés durs, hauts et rebelles en plusieurs manières. Et disoit le duc de Berry : « Cliçon, la Rivière, le Mercier et le Bègue de Vilaines, quand ils furent avec le roi en Languedoc, me ôtèrent et punirent à mort crueusement mon trésorier et bon serviteur Betisac, par envie et mauvaiseté, ni oncques, pour chose que je sçusse ou pusse dire ni faire, je ne le pus ravoir de leurs mains. Or se gardent de moi, car heure viendra que je les payerai de la monnoie pareille. On la forge à tant que on peut. » Aussi le duc de Bourgogne ni ses consaulx ne pouvoient aimer les dessus nommés qui avoient gouverné le roi. Car quand ils avoient à besogner en cour, ils étoient dur reboutés et reculés ; et faisoit-on moult petit pour eux ; dont ils savoient bien parler et murmurer en derrière.

Pour ces jours, la duchesse de Bourgogne qui étoit une crueuse et haute dame, se tenoit à Paris, de-lez la roine de France, et en avoit la souveraine administration ; ni nul ni nulle parloit à la roine fors par le moyen d’elle. Celle dame héoit de tout son cœur messire Olivier de Cliçon pour la cause du duc de Bretagne, car ce duc lui étoit moult prochain de sang ; et en parloit souvent la dame au duc de Bourgogne ; et lui remontroit vivement et clairement que c’étoit grand’deffaute quand on avoit tant porté Olivier de Cliçon à l’encontre d’un si grand prince que son cousin de Bretagne. Le duc de Bourgogne qui étoit sage, froid et imaginatif, et qui sur ses besognes véoit au long, et qui ne vouloit pas ni n’avoit voulu mettre trouble au royaume de France, mais tenir en paix toutes parties tant qu’il pouvoit, ni qui ne vouloit pas, ni n’avoit voulu du temps passé courroucer ces seigneurs, c’est à entendre le roi Charles son frère, ni le roi Charles son neveu, répondoit à sa femme sagement et doucement, et disoit : « Dame, en tout temps fait bel et bon dissimuler. Vérité est que notre cousin de Bretagne est un grand seigneur ; et sa seigneurie et puissance peut trop bien contre le seigneur de Cliçon. On s’en émerveilleroit trop grandement en France, si je faisois jà partie avec lui au seigneur de Cliçon, et à bonne cause ; car le sire de Cliçon dit, montre et met outre que toutes les haines qu’il a à notre cousin de Bretagne sont engendrées pour soutenir l’honneur du royaume de France, où nous avons grand’part ; et ainsi l’entend pareillement commune renommée du royaume de France ; et jusques à ores je n’ai vu nul certain article pour quoi de fait je me sois avancé pour demeurer de-lez notre cousin le duc de Bretagne à l’encontre du seigneur de Cliçon. Si m’en a convenu dissimuler, si je voulois demeurer en la grâce du royaume, où je suis tenu de foi et de serment, trop plus que je ne suis au duc de Bretagne. Or est avenu ainsi, que monseigneur n’est pas en bon point, mais en dur parti, ainsi comme vous savez ; et tout est à l’encontre du seigneur de Cliçon, et sera, et de ceux qui l’ont conseillé, outre nous, mon frère Berry et moi, de aller au voyage où il vouloit outrement aller. La verge est toute cueillie dont ils seront hâtivement battus et corrigés, ainsi que vous verrez et orrez dire de bref, mais que vous veuilliez un petit attendre et souffrir. Dame, dame, il n’est pas saison qui ne paye, ni fortune qui ne tourne, ni cœur courroucé qui ne s’éjouisse, ni réjoui qui n’ait des courroux. Cliçon, la Rivière, le Mercier, Vilaines, Montagu et encore autres, ont mal ouvré, et on leur montrera de bref. » Ainsi et par tels langages réjouissoit à la fois le duc de Bourgogne la duchesse sa femme.

Or avint un jour, et guères ne demeura depuis ces paroles dessus dites, que le duc de Bourgogne et le duc de Berry eurent un parlement secret ensemble, et dirent : « Il nous faut commencer à détruire ceux qui ont déshonoré notre neveu le roi, et qui ont ouvré et joué de lui à leur entente et volonté. Et premièrement nous commencerons au connétable ; c’est le plus grand et qui a le plus de finance. Car il mit en termes et fit testament, l’autre jour quand il fut blessé, de dix-sept cent mille francs. Où diable en a-t-il tant assemblé ? Et si l’en a bien coûté le mariage de sa fille à Jean de Bretagne notre cousin, que il délivra hors de danger et de prison d’Angleterre, deux cent mille ! Et comment y entrerons-nous, tout par point et par raison ? car véez-ci votre neveu d’Orléans qui le porte très grandement ; et aussi font aucuns barons de France. Néanmoins si nous le tenons, nous le démènerons par loi et parlement, lequel nous avons à présent pour nous. » — « C’est vérité, dit le duc de Bourgogne ; la première fois que il viendra parler à moi, et si faut que il vienne dedans demain, je lui montrerai bien, à la recueillette que je lui ferai, que je ne l’ai pas à grâce, ou vous, beau frère de Berry, si premièrement il alloit vers vous. » — « Je le ferai aussi, » dit le duc de Berry. Et se départirent de ce conseil.

Or avint que le sire de Cliçon, qui rien n’y pensoit, mais cuidoit moyennement être assez bien de ces seigneurs, le duc de Berry et le duc de Bourgogne, vint pour l’office de la connétablie, dont il étoit poursuivi d’aucuns chevaliers et écuyers qui en ce voyage du Mans avoient été, et vouloient avoir argent ; car encore n’en avoient-ils point eu ; et les envoyoit le chancelier de France, aussi faisoit le trésorier devers lui pour eux délivrer ; et vint, si comme je vous dis, à une relevée[4], le connétable à l’hôtel d’Artois à Paris pour remontrer l’état de ces besognes au dit duc de Bourgogne et non à autrui ; car jà lui étoit baillée et délivrée la charge du gouvernement du royaume. Quand il fut venu à l’hôtel d’Artois, il et ses gens, planté n’en y avoit-il mie, ils entrèrent en la cour, car le portier leur ouvrit la porte ; et descendirent de leurs chevaux. Le connétable monta les degrés de la salle, lui et un écuyer tant seulement, et les autres l’attendirent bas en la cour. Quand le connétable fut en la salle, il trouva deux des chevaliers du duc. Si leur demanda en quel point le duc étoit, et si il pourroit parler à lui : « Sire, répondirent les chevaliers, nous ne savons ; mais nous le saurons tantôt. Demeurez-ci. » Ils entrèrent en la chambre du duc et le trouvèrent assez à loisir, car il gengloit à un héraut qui venoit, ce disoit-il, d’une fête qui s’étoit tenue en Allemagne. Les chevaliers rompirent ces paroles, car ils dirent ainsi : « Monseigneur, véez-cy messire Olivier de Cliçon en celle salle. Et vient, à ce qu’il nous a dit pour parler à vous, si c’est votre aise. » — « De par Dieu ! dit le duc, on le fasse venir avant, nous avons assez loisir maintenant pour parler à lui et savoir que il veut dire. » L’un des chevaliers issit hors de la chambre et appela le connétable, et lui dit : « Sire, venez outre, monseigneur vous mande. » Le connétable passa avant. Quand le duc le vit, si mua couleur trop grandement ; et se repentit en soi de ce que il l’avoit fait venir, quoique il eût bien désir et affection de parler à lui. Le connétable ôta son chaperon de son chef et inclina le duc de Bourgogne, et dit : « Monseigneur, je suis ci venu par devers vous, pour savoir de l’état et gouvernement du royaume, comment on s’en voudra chevir ; car pour mon office je suis tous les jours poursuivi et demandé ; et pour le présent, vous et monseigneur de Berry en avez le gouvernement. Si m’en vueillez répondre. » Le duc de Bourgogne répondit assez fellement et dit : « Cliçon, Cliçon, vous ne vous avez que faire d’ensonnier de l’état du royaume, car sans votre office il sera bien gouverné. À la male-heure vous en soyez-vous tant ensonnié ! Où diable avez-vous tant assemblé ni recueilli de finance, que naguères vous fîtes testament et ordonnance de dix-sept cent mille francs ? Monseigneur et beau frère de Berry ni moi, pour toute notre puissance à présent n’en pourrièmes tant mettre ensemble. Partez de ma présence ; issez de ma chambre, et faites que plus je ne vous voie ; car si ce n’étoit pour l’honneur de moi, je vous ferois l’autre œil crever. » À ces mots, le duc se départit de lui et laissa le seigneur de Cliçon tout coi. Lequel issit hors de la chambre, baissant le chef et tout pensif, ni nul ne lui fit convoi. Et passa parmi la salle et l’avala tout jus ; et vint à la cour ; et monta à cheval, et se départit avecques ses gens ; et se mit en chemin à la couverte et retourna à son hôtel.

Quand le sire de Cliçon fut revenu à son hôtel, il eut mainte pensée et imagination en soi-même, pensant et imaginant quel chose il feroit ; et connut tantôt que les choses iroient mal ; et ne savoit à qui parler ni découvrir ses besognes, car le duc d’Orléans étoit à Cray. Néanmoins si il fût à Paris, si n’avoit-il nulle puissance de le sauver ni garder ; et se douta trop fort que de nuit le duc de Bourgogne ne le fît prendre et efforcer son hôtel ; et n’osa attendre celle aventure ; mais ordonna tantôt toutes ses besognes ; et dit à aucuns de ses varlets ce qu’il vouloit faire ; et sur le soir il se départit lui troisième, et vida son hôtel par derrière, et issit de Paris par la porte Saint-Antoine, et vint au pont à Charenton passer la Seine, et chevaucha tant que il se trouva en un sien chastel à sept lieues de Paris[5], que on dit le Mont-le-Héry, et là se tint tant que il ouït autres nouvelles.

Ce propre jour que le duc de Bourgogne avoit ainsi ravalé de parole le connétable de France, le duc de Berry et lui se trouvèrent, car ils vinrent au palais pour parler ensemble des besognes qui touchoient et appartenoient au royaume de France. Si conta le duc de Bourgogne à son frère de Berry comment il avoit parlé et ravalé Cliçon. Le duc de Berry répondit et dit : « Vous avez bien fait ; par aucune voie faut-il entrer en eux ; car vraiment, il, le Mercier, la Rivière et Montagu ont dérobé le royaume de France ; mais le temps est venu que ils remettront tout arrière et y laisseront les vies, qui m’en voudra croire. »

Je ne sais comment il en avint, ni qui ce fut ; mais ce propre soir que le connétable issit de Paris, Montagu s’en partit aussi tout secrètement par la porte Saint-Antoine, et prit le chemin de Troyes en Champagne et de Bourgogne ; et dit qu’il ne séjourneroit ni arrêteroit nulle part, si se trouveroit en Avignon ; et jà y avoit envoyé une partie de ses finances, et si en avoit laissé à sa femme aucune chose pour tenir son état courtoisement ; car bien véoit et connoissoit, puisque le roi avoit perdu son sens, que les choses iroient mal, car les ducs de Berry et de Bourgogne ne parloient mais à lui.

Messire Jean le Mercier eût volontiers ainsi fait, si il pût ; mais on avoit jà mis sur lui gardes, que rien, sans sçu, n’issoit de son hôtel ; et ce que au devant il avoit sauvé lui vint depuis bien à point quand il le trouva, car tout ce qu’on put tenir, avoir ni trouver du sien, fut attribué aux ducs de Berry et de Bourgogne. Il lui fut fait un commandement de par les dessus dits qu’il allât tenir son corps prisonnier au chastel du Louvre ; et au Bègue de Vilaines, comte de la Ribedée en Espagne, aussi. Ils y allèrent. On envoya à l’hôtel de Montagu ; mais ceux qui envoyés y furent ne le trouvèrent point ; et si ne savoit nul à dire quel part il étoit allé ni trait ; on le laissa quand on ne le put avoir.

On demanda si Olivier de Cliçon étoit à Paris ; et fut envoyé quérir à son hôtel, pour lui faire commandement, si on l’eût trouvé, que il fût aussi allé tenir son corps prisonnier au chastel du Louvre : on ne le trouva point, ni homme de par lui, fors le concierge qui gardoit l’hôtel et n’en savoit nulles nouvelles. On laissa ainsi ester ces paroles deux jours, tant que on sçut de vérité qu’il étoit en son hôtel de Mont-le-Héry. Quand les seigneurs le sçurent, qui le vouloient prendre et attrapper, et si tenu l’eussent, mal et laid lui fût allé, ils ordonnèrent tantôt le Barrois des Barres et messire Jean de Chastel-Morant, le seigneur de Coucy et messire Guillaume de la Trémoille, à trois cents lances ; et leur fut dit : « Allez-vous-en à Mont-le-Héry ; environnez la ville et le chastel, et ne vous partez point de là sans nous ramener Cliçon mort ou vif. »

Les chevaliers obéirent, et faire leur convint ; car les deux ducs, pour l’heure, avoient l’administration du royaume de France ; et se départirent de Paris à plus de trois cents lances, non pas tous à une fois, mais par cinq routes, afin que leur issue fût moins connue. Dieu aida si bien le connétable, et eut si bons amis en la chevauchée, que cette venue lui fut signifiée si bien à temps et à point, que il ne y prit nul dommage ; et se départit lui et ses gens, et se mit au chemin, et chevaucha tant, par voies couvertes, par bois et par bruyères, hors des cités et en sus des villes fermées, que il vint sauvement et sûrement en Bretagne ; et se bouta en un sien chastel bien garni et pourvu de toutes choses, lequel on appelle Chastel-Josselin ; et là se tint tant qu’il ouït autres nouvelles.

Pour ce ne demeura pas que le Barrois des Barres et les autres chevaliers dessus nommés ne se missent en peine de faire leur emprise, ainsi que chargé leur étoit ; et vinrent au Mont-le-Héry, et se saisirent de la ville, et environnèrent le chastel, et furent là une nuit ; et cuidoient que le connétable fût dedans, mais non étoit, ainsi que vous savez ; et s’ordonnèrent au matin ainsi que pour assaillir. Les varlets qui étoient au chastel envoyèrent devers les chevaliers pour savoir quelle chose on leur demandoit ; ils répondirent que ils vouloient avoir messire Olivier de Cliçon, et que pour ce étoient-ils là venus.

Les varlets qui le chastel gardoient répondirent et dirent que le sire de Cliçon étoit départi de là, passé quatre jours ; et offroient à ouvrir le chastel et quérir partout. Les chevaliers prirent cette offre et allèrent au chastel et toutes leurs routes, armés de pied en cap, ainsi que pour combattre ; et ce firent afin que là dedans ils ne fussent surpris de trahison ni de aucune embûche. Mais ils trouvèrent tout en vérité ce que les varlets du seigneur de Cliçon avoient dit. Si cherchèrent-ils haut, bas et partout, mais rien ne trouvèrent. Donc se départirent-ils et retournèrent vers Paris. Si contèrent à ceux qui les avoient envoyés comment ils avoient exploité.

Quand le duc de Berry et le duc de Bourgogne virent, et leurs consaux, que messire Olivier de Cliçon leur étoit échappé, si furent moult courroucés ; et le duc d’Orléans et le duc de Bourbon tout réjouis. Or dit le duc de Bourgogne : « Il a montré que il se doute ; pour ce, si il s’en est allé et fui, n’est-il pas quitte : nous le ferons traire et revenir avant hâtivement, ou il perdra tout ce où nous pourrons la main mettre, ni jà n’en sera déporté ; car il a sur lui plusieurs articles déraisonnables, qui ne demandent que jugement de punition ; et si les grands, et les puissans et les mauvais, n’étoient punis et corrigés, les choses ne seroient point justement proportionnées, et se contenteroient mal les petits et les foibles ; et justice doit être loyale et non pas épargner ni fort ni foible, parquoi tous s’y exemplient[6]. » Ainsi disoit et devisoit le duc de Bourgogne ; et messire Olivier de Cliçon étoit mis et bouté sauvement et sûrement en son chastel, lequel on nomme Chastel-Josselin en Bretagne, et étoit bien pourvu de tout ce qu’il appartenoit pour tenir et garder. Et ce propre jour que le Barrois des Barres fut retourné à Paris devers les seigneurs, et que il leur eut dit et conté que messire Olivier de Cliçon n’étoit point au chastel de Mont-le-Héry, il lui fut dit de par le duc de Berry et le duc de Bourgogne : « Départez-vous, Barrois, demain le bon matin et chevauchez jusques à Anveaux. On nous a dit que le sire de la Rivière y est : chalengez-le de par nous et de par le conseil du roi, et l’ayez tel que vous nous en rendez bon compte, quand nous le vous demanderons. » Il répondit : « Messeigneurs, volontiers. » Et chevauchèrent lendemain lui et sa route et vinrent à Anveaux, une très belle forteresse séant auprès Chartres, que le sire de la Rivière tenoit ; et l’avoit prise en mariage avecques la dame d’Anveaux sa femme ; et avoit ledit chastel et toute sa terre trop grandement amendé ; et moult étoit aimé de ses hommes en sa terre, car il ne vouloit que tout bien et loyauté.

Les commissaires de par les seigneurs dessus nommés vinrent à Anveaux et firent ce dont ils étoient chargés ; et trouvèrent le seigneur de la Rivière, sa femme et ses enfans. Le seigneur de la Rivière n’attendoit autre chose que ces vegilles[7], car jà lui avoit-on dit que messire Jean le Mercier et le comte de la Ribedée tenoient prison, et que le connétable étoit parti et fui hors de Mont-le-Héry, et trait, quelque part que ce fût, à sauveté ; et lui avoit-on dit : « Sire, sauvez votre corps ; car les envieux ont à présent contre vous règne pour eux. » Il avoit répondu à ces paroles, et dit ainsi : « Ici et autre part suis-je en la volonté de Dieu, je me sens pur et net. Dieu m’a donné ce que j’ai, et il le me peut ôter quand il lui plaît ; la volonté de Dieu soit faite. J’ai servi le roi Charles de bonne mémoire et le roi Charles son fils à présent, bien et loyaument. Mon service a été bien connu d’eux et le me ont grandement rémunéré. Je oserai bien, sur ce que j’ai fait, servi et travaillé à leur commandement pour les besognes du royaume de France, attendre le jugement de la chambre de parlement de Paris. Et si on trouve en tous mes faits chose où rien ait à dire, je sois puni et corrigé ! »

Ainsi disoit et avoit dit le sire de la Rivière à sa femme et à ceux de son conseil en devant ce que les commissaires des seigneurs dessus nommés vinssent à Anveaux. Quand on lui dit : « Monseigneur, véez-ci tels et tels ; et viennent à main armée voulant entrer céans ; que dites-vous ? Ouvrirons-nous la porte ? » Dit-il : « Quoi donc ! ils soient les très bien venus ! » Et à ces mots il même vint à l’encontre d’eux, et les recueillit un et un moult honorablement ; et tout en parlant à eux, il et eux et toutes leurs gens entrèrent en la salle du chastel d’Anveaux. Quand ils furent tous venus, là s’arrêtèrent ; et adonc le Barrois des Barres, un moult doux et gentil chevalier, fit de cœur courroucé, et bien le montra, l’arrêt sur le seigneur de la Rivière, ainsi que chargé lui étoit et que faire le convenoit. Le sire de la Rivière le tint pour excusé et obéit. Autrement ne le pouvoit-il faire ni vouloit. Si demeura prisonnier en son chastel d’Anveaux même. Vous devez bien croire et savoir que la dame étoit moult déconfortée et fut, quand elle vit ainsi la fortune tournée, et reverser son seigneur et mari, et avec ce se doutoit trop fort de la conclusion.

Ainsi fut le sire de la Rivière prisonnier en son chastel d’Anveaux. Guères de temps ne demeura depuis que il fut envoyé quérir par les dessus dits, qui avoient le gouvernement de la temporalité et aussi de l’espirituel ; car cil, qui pape Clément s’escripsoit, n’avoit rien au royaume de France fors par ces deux qui gouvernoient le dit royaume. Et fut amené à Paris et mis au chastel du Louvre. Moult de gens parmi le royaume en avoient pitié, et si n’en osoient parler fors en derrière. Encore ne faisoit-on point si grand compte de la tribulation de messire Jean le Mercier que de celle du seigneur de la Rivière, car le sire de la Rivière avoit toujours été doux, courtois, débonnaire et patient aux povres gens, et à cils et celles bon moyen qui avoient à besogner et qui ne pouvoient avoir audience. On disoit tous les jours parmi la ville et cité de Paris que on leur trancheroit les têtes ; et couroit par aucuns, non mie par tous, un esclandre et une renommée pour eux plus grever, que ils étoient traittours contre la couronne de France ; et avoient exurpé, emblé et demucé les grands profits du royaume de France, dont ils avoient tenu leurs grands états, fait maisons, chastels et beaux édifices ; et les povres chevaliers et écuyers, qui avoient exposé leurs corps et leurs membres ès armes, et servi le royaume de France, et vendu et alloué[8] leurs héritages, en servant, n’avoient pu être au temps passé payés, tant par messire Olivier de Cliçon que par ces deux ; et aussi par Montagu qui s’en étoit fui. Les envieux et haineux les condamnoient et jugeoient à mort ; et en furent en trop grand’aventure ; et fut dit que sur eux il étoit tout prouvé que ils avoient pleinement conseillé le roi de France à aller au Mans et pour entrer en Bretagne ; et l’avoient mis en la maladie et en la frénésie où il étoit, par donner à boire poisons appropriés à leur volonté. Et couroit commune renommée que les médecins, qui avoient le roi à gouverner, n’en pouvoient ni avoient pu toute la saison jouir ni user pour eux.

Tant fut proposé à l’encontre d’eux, du seigneur de la Rivière et de sire Jean le Mercier, que ils furent ôtés du Louvre et livrés au prévôt du chastelet de Paris et mis au chastel de Saint-Antoine, en la garde du vicomte d’Ascy, qui pour le temps en étoit chastelain. Quand ils furent là mis, et que on le sçut de vérité, donc s’efforça renommée à courir et voler partout que ils seroient exécutés à mort. Mais au voir dire et parler par raison, ils n’eurent oncques ce jugement ni arrêt contre eux ; ni cils, qui à juger les avoient, ne pouvoient trouver en conscience que il dussent mourir. Si en étoient-ils tous les jours, pour eux contrarier, assaillis ; et disoit-on ainsi : « Pensez pour vos âmes, car vos corps sont perdus ; vous êtes jugés à mourir et à être décolés. »

En celle peine et douleur que je vous dis ils furent un grand temps ; toutes voies le Bègue de Vilaines, un très grand chevalier et vaillant homme en armes du pays de Beauce, lequel étoit amis de leur même fait et inculpé, fut si bien aidé, et eut tant de bons amis, que il fut délivré hors de prison, et eut pleine remission de toutes choses. Mais à l’issir hors de prison et à sa délivrance, ceux de son lignage, messire le Barrois et autres, lui dirent que il s’ordonnât et s’en allât jouer en Castille, car là tenoit-il bel héritage et bon de par sa femme la comtesse de la Ribedée. Si comme il fut conseillé, il s’ordonna et appareilla du plutôt qu’il put, et se départit de France, et s’en alla en Castille ; et les deux autres dessus nommés demeurèrent en prison, et au péril et danger de perdre leurs vies.

Tous les biens, meubles et non meubles, héritages et autres possessions que messire Jean le Mercier avoit dedans Paris et dehors au royaume de France, où on put la main mettre, tout fut pris, ainsi comme biens tollus et ôtés acquis et forfaits, et tout donné à autrui. Sa belle maison du Port au Louvien au diocèse de Laon, qui tant lui avoit coûté, lui fut ôtée et donnée au seigneur de Coucy ; et toutes les appendances, terres, rentes et possessions, qui au manoir et à la dite ville appartenoient, je ne sais si ce fut à sa requête ou demande, il en fut ahérité pour lui et pour son hoir.

D’autre part, le sire de la Rivière fut trop dur mené. Vérité est que de son meuble, là où on le put avoir, on lui ôta tout, et les terres et héritages, lesquels il avoit acquis et achetés ; réservé on laissa à sa femme, la dame d’Anveaux, tous les héritages lesquels venoient de son côté, de père et de mère. Avec tout ce, il avoit une jeune fille, belle damoiselle et gente en l’âge de dix ans, laquelle fille avoit épousé par conjonction de mariage un jeune fils, qui s’appeloit Jacques de Chastillon, fils à messire Hue de Chastillon, qui jadis fut maître des arbalêtriers de France ; et étoit ce fils héritier de son père, et tenoit grands héritages et beaux ; et étoit encore taillé d’en plus tenir ; et jà chevauchoit-il et avoit plus d’un an chevauché avec son grand seigneur le seigneur de la Rivière ; mais nonobstant toutes ces choses, et outre la volonté de l’enfant, on le démaria de la fille au seigneur de la Rivière ; et fut remarié ailleurs, là où il plut au seigneur de Bourgogne et à ceux de la Tremoille, qui pour le temps de lors menoient la tresche[9].

Encore outre, le seigneur de la Rivière avoit un fils, jeune écuyer et son héritier. Ce fils étoit marié à la fille du comte de Damp-Martin ; et n’avoit le dit comte plus d’enfans, ni n’étoit taillé que jamais n’en dut avoir. Et étoit la fille son héritière. On les voult démarier et mettre la fille ailleurs plus hautement assez, mais le comte de Damp-Marlin, comme vaillant prud’homme, alla au devant ; et dit bien, et le tint que, tant que le fils au seigneur de la Rivière auroit vie au corps, sa fille n’auroit autre mari, pour homme qui en put parler ou traiter ; et outre, si on faisoit à l’enfant violence pour abréger sa vie, sa fille n’auroit jamais mari ; et mettroit son héritage en si dures mains que ceux qui voudroient avoir son droit sans cause, par fraude ou par envie, ne l’en pourroient ôter. Quand on vit la bonne volonté du comte de Damp-Martin et ses défenses, on le laissa en paix ; et demeura le mariage, et les deux enfans ensemble. Mais le premier dont je vous ai parlé se rompit ; et en dispensa le pape Clément, voulsist ou non, car pour lors au royaume de France il n’avoit autre puissance que celle que on lui donnoit et consentoit à avoir, tant étoit l’église sujette et vitupérée par le schisme et ordonnance de ceux qui gouverner la devoient.

Moult de peuple, par espécial parmi le royaume de France et ailleurs, excusoient le gentil seigneur de la Rivière de toutes ces amisses, voire si excusation vaulsist rien, mais nennil ; ni nul, quel qu’il fût, ni comme clair qu’il vît en la matière, n’en osoit parler ni ouvrir la bouche, fors tant seulement cette vaillante jeune dame, madame Jeanne de Boulogne duchesse de Berry. Trop de fois la bonne dame s’en mit à genoux aux pieds de son mari le duc de Berry, et lui disoit en priant à mains jointes : « Ha, monseigneur ! à tort et à péché, vous vous laissez des ennemis et haineux informer diversement sur ce vaillant chevalier prud’homme, le seigneur de la Rivière. On lui fait purement tort, ni nul n’ose parler pour lui, fors moi : je veuil bien que vous sachez que, si on le fait mourir, je n’aurai jamais joye, mais trouverai tous les tours que je pourrai pour être en tristesse et en douleur, car il est, où qu’il soit, très loyal chevalier, sage et vaillant prud’homme. Ha, monseigneur ! vous considérez petitement les beaux services que il vous a faits, et les peines et travaux qu’il a eus, pour vous et moi mettre ensemble par mariage. Je ne dis pas que je le vaille, car je suis une petite dame à l’encontre de vous ; mais vous, qui me vouliez avoir, vous aviez à faire à trop dur et avisé seigneur monseigneur de Foix, en qui garde et gouvernement j’étois pour lors. Et si le gentil chevalier le sire de la Rivière, et ses douces paroles et sages traités, n’eussent été, je ne fusse pas en votre compagnie, mais fusse pour le présent en Angleterre ; car le duc de Lancastre me vouloit avoir pour son fils le comte de Derby. Et plus s’y inclinoit monseigneur de Foix assez que il ne faisoit à vous. Très cher sire, il vous doit bien souvenir de toutes telles choses, car elles sont véritables. Si vous prie humblement et en pitié que le gentil chevalier, qui si doucement m’amena pardeçà, n’ait nul dommage de son corps ni de ses membres. »

Le duc de Berry, qui véoit sa femme jeune et belle et qui l’aimoit de tout son cœur, et qui bien savoit qu’elle disoit et montroit toute vérité, amollioit grandement son cœur, qu’il avoit dur et haut sur le seigneur de la Rivière ; et pour apaiser sa femme, car il véoit bien qu’elle parloit et prioit de grand cœur, et lui disoit : « Dame, si Dieu m’aist à l’âme, je voudrois par espécial que il m’eût coûté vingt mille francs, et la Rivière ne se fût oncques forfait envers la couronne de France, car en devant cette avenue de la maladie de monseigneur, je l’aimois bien, et tenois pour un sage et pourvu chevalier ; et puisque vous en parlez, et priez si acertes, je ne vous voudrois pas courroucer. À votre prière et parole il en vaudra grandement mieux ; et y ferai plus pour vous, si avant que ma puissance s’y pourra étendre, que si tous ceux du royaume de France en parloient et prioient » — « Monseigneur, répondit la dame, si Dieu plaît, je m’en apercevrai ; et vous ferez bien et aumône ; et je crois que le gentil chevalier et vaillant prud’homme n’a nulle avocate fors moi. » — « Vous dites vérité, disoit le duc de Berry ; et quand vous vous en voulez ensonnier, il doit suffire. »

Ainsi se apaisoit la dame sur les paroles de son seigneur et mari le duc de Berry, et quand il et le duc de Bourgogne et les consaux parloient ensemble, c’étoit tout troublé ; et n’est nulle doute, si la bonne dame n’eût été, et si acertes n’y eût entendu, il eût été mort. Mais pour l’amour d’elle on s’en dissimula ; et valut messire Jean le Mercier très grandement mieux de la compagnie du seigneur de la Rivière, pourtant qu’ils étoient pris et accusés d’un même fait. Ni on n’avoit point conscience ni conseil de faire mourir l’un sans l’autre.

Vous devez savoir, quel detriance qu’il y eut ni que on leur fit, ils n’étoient pas en prison bien assurés, car ils sentoient que pour le présent ils avoient trop d’ennemis, et ces ennemis étoient en leur règne et en leur puissance ; et moult courroucés étoient, si amender le pussent, de ce que on les gardoit tant. Messire Jean le Mercier, en la prison où il étoit au chastel de Saint-Antoine, continuellement pleuroit, si soudainement et de si grand’affection, que sa vue en fut si foûlée et affaiblie, qu’il en fut sur le point d’être aveugle ; et étoit grand’pitié à le voir et ouïr lamenter.

Entrues que ces deux chevaliers étoient en ce danger et en prison, et furent plus d’un an, ni on ne savoit à dire quelle fin ils prendroient, on entendit de tous points au seigneur de Cliçon, pour le dégrader et ôter de son honneur et office. Et plus volontiers on l’eut tenu que nul des autres, mais il s’en garda bien ; si fit que sage ; car si on l’eût tenu, il étoit tout ordonné qu’il eût eu jugement contre lui pour le faire mourir sans remède, et tout par envie et par haine et pour complaire à son adversaire le duc de Bretagne, qui oncques ne fit bien au royaume de France.

Quand les seigneurs virent que il leur étoit échappé, on trouva le conseil sur autre forme ; et fût demené en la manière que je vous dirai. Il fut ajourné à venir en chambre de parlement à Paris, pour ouïr droit et répondre aux articles dont on l’accusoit, sur peine de perdre honneur et le royaume de France et l’office de la connétablie ; et furent envoyés commissaires, à ce députés et ordonnés de par ceux de la chambre de parlement, en Bretagne pour parler à lui, et faire arrêt et ajournement sur lui de main mise. Ceux qui envoyés y firent s’acquittèrent bien de chevaucher jusques en Bretagne et d’aller ès forteresses, et demander ès villes de messire Olivier de Cliçon quelle part il étoit ; et disoient : « Nous sommes ci-envoyés de par le roi notre sire et le conseil pour parler à monseigneur le connétable, si le nous enseignez, tant que l’ayons vu et parlé à lui et que nous ayons fait notre message. » Les hommes de la ville et des châteaux de Bretagne tenables du dit connétable, aux quels ils s’adressoient, répondoient et disoient ainsi, comme tous garnis et avisés de répondre : « Vous soyez les bien-venus. Et certainement si nous voulions parler à monseigneur le connétable, nous irions en tel lieu. Car là nous le cuiderions trouver sans nulle faute. » Ainsi, de ville en ville et chastel en chastel, les commissaires alloient, demandant messire Olivier de Cliçon, et trouver ne le pouvoient, ni autres nouvelles n’en ouïrent ; et tant le quirent et demandèrent sans parler à lui qu’ils se tannèrent et se mirent au retour ; et vinrent à Paris, où ils firent certaine relation à leurs maîtres de tout ce que ils avoient vu et trouvé, et comment à l’encontre d’eux le connétable s’étoit demucé et ses gens dissimulés.

Vous devez savoir que ceux qui l’accusoient et qui condamner le vouloient ne voulsissent pas qu’il se fût autrement gouverné : « car or à primes, ce disoient-ils, en auroient pleinement raison, et seroit demené selon ce qu’il avoit desservi. »

On donna à messire Olivier de Cliçon, par ordonnance de parlement, fut tort ou droit, tous ses ajournemens, afin que ceux qui l’aimoient ne pussent point dire ni proposer que par envie ni haine on l’eût forcé ; et quand toutes les quinzaines furent accomplies, et que on vit que de lui on n’auroit ni orroit nulles nouvelles, et qu’il eut été appelé généralement à l’huis de la chambre de parlement et ensuite publiquement à la porte du palais et aux degrés et à la porte de la cour du palais, et que on lui eut donné toutes ses solemnités et que nul ne répondoit pour lui, il eut arrêt en parlement contre lui trop cruel, car il fut banni du royaume de France comme faux, mauvais et traître contre la couronne de France, et jugé à cent mille marcs d’argent pour les extorsions que induement et frauduleusement du temps passé, son office faisant de la connétablie, il avoit faits, tant à la chambre aux deniers comme d’autre part, et à perdre perpétuellement et sans espoir jamais du revenir l’office de la connétablie. À telle sentence rendre fut mandé le duc d’Orléans, et prié qu’il y voulsist être, mais point il n’y voult venir et se execusa. Mais les ducs de Berry et de Bourgogne y furent et grand’foison des barons du royaume de France.

Or regardez des œuvres de fortune comme elles vont, et si elles sont peu fermes et estables, quand ce vaillant homme et bon chevalier, et qui tant avoit travaillé pour l’honneur du royaume de France, fut ainsi demené et vitupereusement dégradé d’honneur et de chevance. Oncques homme ne fut plus heureux de ce que point ne vint à ses ajournemens ; car si il y eût été, il étoit tout ordonné, on lui eût honteusement tollu la vie ; ni pour lors le duc d’Orléans n’en osoit parler ; et si il en eût parlé, pour lui on n’en eût rien fait.

Considérez et me répondez, s’il vous plaît, si le duc de Bretagne et messire Pierre de Craon, qui étoient conjoints ensemble, furent point réjouis de ces nouvelles. Vous devez croire que oui ; mais de ce étoient-ils courroucés que on ne le tenoit à Paris avecques les autres, messire Jean le Mercier et le seigneur de la Rivière.

De celle sentence et jugement vitupereux contre le sire de Cliçon fut-il grand’nouvelle au royaume de France et ailleurs aussi. Les aucuns le plaignoient, et disoient en secret que on lui faisoit tort. Les autres opposoient à l’encontre, et disoient : « Voire, de ce que on ne l’a tenu et pendu, car il l’a bien desservi. Et nos seigneurs, qui sont informés de sa vie et de ses mœurs, n’ont pas tort, si ils consentent qu’il soit ainsi demené. Comment diable pourroit-il avoir assemblé tant d’or et d’argent que la somme de million et demi de florins ? Il ne lui vient point de bon acquêt, mais de pillages et de roberies, et de retailler les gages des povres chevaliers et écuyers du royaume de France et d’ailleurs, si comme on sait bien par la chancellerie et trésorerie, car tout y est escript et registré. En ces voyages de Flandre il a levé et eu à son profit grand’foison d’or et d’argent ; et aussi au voyage d’Allemagne où le roi fut, toutes les tailles du royaume de France et les délivrances des gens d’armes du dit royaume se passoient parmi ses mains. Il en donnoit et faisoit donner ce qu’il vouloit, et la meilleure part il en retenoit, ni nul n’en osoit parler. »

Ainsi et par tels langages étoit accusé en derrière messire Olivier de Cliçon, et pour ce est dit en reprouver : « Qui il meschiet, chacun lui mésoffre. »

Le duc de Bretagne, lui étant et séjournant en son pays, faisoit courir commune renommée que, quand le roi de France, monseigneur de Berry et monseigneur de Bourgogne voudroient bien acertes, il feroit bien petit varlet le seigneur de Cliçon, mais il les laisseroit encore convenir un temps pour voir comment les besognes se porteroient ; car il entendoit bien de côté que on donneroit au seigneur de Cliçon toutes ses royes[10], et seroit si avant mené que on lui feroit perdre son office de la connétablie. Or regardez si le duc de Bretagne et messire Pierre de Craon en bref terme étoient revenus sur leurs pieds et tout par les œuvres de fortune, qui oncques ne séjourne, mais toujours tourne et bestourne, et le plus haut monté sur la roue en la boue étrangement retourne. Ce messire Olivier de Cliçon et les dessus nommés, le sire de la Rivière et messire Jean le Mercier, principalement et souverainement étoient inculpés de la maladie du roi de France ; et couroit commune renommée sur eux, par envie et par ceux qui les héoient et qui à mort traiter les vouloient, qu’ils avoient empoisonné le roi. Or considérez, entre vous qui entendez raison, comment ce se peut faire, car ils étoient ceux au monde qui à la maladie du roi pouvoient le plus perdre, et qui plus volontiers lui eussent gardé sa santé. Mais ils n’en pouvoient être crus ni ne furent, ainsi que vous oyez ; mais convint un grand temps demeurer en prison et en danger au chastel de Saint-Antoine. Messire Jean le Mercier et le seigneur de la Rivière en furent en grand péril d’être décolés publiquement, et l’eussent été sans doute, si le roi ne fût en la saison retourné en assez bonne santé, et si la duchesse de Berry n’eût été, qui grandement y fut pour le seigneur de la Rivière. Et le sire de Cliçon se tenoit en Bretagne, et fit une très forte guerre au duc de Bretagne, et le duc à lui ; laquelle guerre coûta moult de vies, si comme je vous recorderai avant en notre histoire.

Vous devez savoir, et vérité fut, que, en celle saison, l’infirmité que le roi prit au voyage de Bretagne, si comme il est ci-dessus contenu, abattit grandement la joie et le revel de France ; et a bonne cause que le royaume sentit la douleur et la peine du roi, car au devant il étoit grandement en l’amour et grâce de tout le peuple ; et pour ce que il étoit chef, le devoient mieux toutes gens sentir, car quand le chef a mal, tous les membres s’en sentent. Si n’en osoit-on parmi le royaume parler de sa maladie pleinement, mais le celoient toutes gens le plus qu’ils pouvoient. Et fut la maladie trop bien celée et dissimulée devers la roine, car, jusques à tant que elle fut accouchée et relevée, elle n’en sçut rien ; et eut cette fois, ce m’est avis, une fille.

Ce maître Guillaume de Harselli, lequel avoit le roi en cure et en garde, se tenoit tout coi de-lez lui à Cray, et moult soigneux en fut, et grandement bien s’en acquitta ; et honneur il y acquit et profit, car petit à petit il le remit en bon état. Premièrement il l’ôta de la fièvre et de la chaleur, et lui fit avoir goût et appétit de boire et de manger, et de dormir et de reposer, et lui fit avoir connoissance de toute chose ; mais trop étoit foible ; et petit à petit, pour le renouveler de air, il le fit chevaucher, et aller en gibier, et voler de l’épervier aux aloes[11].

Quand ces nouvelles furent sçues parmi France que le roi retournoit grandement en sens, santé et bonne mémoire, si en furent toutes manières de gens réjouis, et Dieu regracié et loué humblement et de bon cœur. Le roi, lui étant à Cray, demanda et voult voir sa femme la roine, et le dauphin son fils. La roine vint, et fut le fils apporté. Le roi leur fit grand’chère et les recueillit liement. Et ainsi petit à petit, par la grâce de Dieu, le roi retourna en bonne santé et état ; et quand maître Guillaume de Harselli vit qu’il étoit en bon point, si en fut tout joyeux ; ce fut raison, car il avoit fait une belle cure ; et le rendit à son frère le duc d’Orléans, et à ses oncles Berry, Bourgogne et Bourbon, et leur dit : « Dieu mercy, le roi est en bon état. Je le vous rends et livre. D’ores-en-avant on se garde de le courroucer et mérencolier, car encore n’est-il pas bien ferme de tous ses esprits ; mais petit à petit il s’affermira. Déduits, oubliances et déports par raison lui sont plus profitables que autres choses. Mais du moins que vous pouvez, si le chargez et travaillez de conseils, car encore a-t-il, et aura toute celle saison le chef foible et tendre, car il a été battu et formené de très dure maladie. »

Or fut regardé que on retiendroit ce maître Guillaume de-lez le roi, et lui donneroit-on tant qu’il s’en contenteroit ; car c’est la fin que médecins tendent toujours, que avoir grands salaires et profits des seigneurs et des dames, de ceux et celles qu’ils visitent. Et fut requis et prié de demeurer lez le roi. Mais il s’excusa trop fort et dit qu’il étoit désormais un vieux homme, foible et impotent, et qu’il ne pourroit souffrir l’ordonnance de la cour et que briévement il vouloit retourner à sa nourriçon. Quand on vit que on n’en auroit autre chose, on ne le voult point courroucer ; on lui donna congé ; mais à son département on lui donna mille couronnes d’or. Et fut escript et retenu à quatre chevaux, toutes et quantes fois qu’il lui plairoit à venir à l’hôtel du roi. Je crois que oncques puis n’y rentra ; car quand il fut venu en la cité de Laon, où le plus communément il se tenoit, il mourut très riche homme. Et avoit bien en finance, tant fut trouvé du sien, trente mille francs. Et fut en son temps le plus eschars et aver que on sçût. Et étoit toute sa plaisance, tant qu’il véquit, à assembler grand’foison de florins. Et chez soi il ne dépendoit pas tous les jours deux sols parisis, mais alloit boire et manger à l’avantage où il pouvoit. De telles verges sont battus tous médecins.

  1. Froid tempérament.
  2. Mourad-Beg, en français, Amurat.
  3. On peut aussi voir à cet égard les lettres de Pierre Salmon, envoyé de France à la cour d’Angleterre. J’ai publié dans ma collection le récit de son ambassade. J’en ai vu un autre manuscrit très beau à la bibliothèque de Berne.
  4. Dans la soirée.
  5. Mont-Lhéry n’est qu’à six lieues de Paris.
  6. Prennent exemple.
  7. Gardes.
  8. Aliéné.
  9. Danse.
  10. Voies.
  11. Alouettes.