Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre XXIX

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 153-163).

CHAPITRE XXIX.

De la grosse armée et du voyage que le roi de France vouloit faire en Bretagne sur le duc de Bretagne, pour la cause que on disoit qu’il soutenoit messire Pierre de Craon ; et comment au dit voyage le roi devint malade, pourquoi le voyage fut compu.


Nouvelles vinrent au roi de France, en ces jours que il se tenoit à Paris, que le duc de Bretagne avoit recueilli messire Pierre Craon. Le roi fut informé de son détroit conseil, c’est à entendre de celui dont il usoit le plus, que tantôt et sans délai il entrât en Bretagne devers le duc, et lui mandât, sur sa foi et sur son hommage, que si ce traître envers la couronne de France, Pierre de Craon, étoit en Bretagne ni en lieu où il eût puissance, il en fût saisi et lui envoyât. Les lettres furent escriptes, scellées et délivrées à un chevaucheur du roi, lequel exploita tant par ses journées que il vint en Bretagne, et trouva le duc à l’Ermine en la marche de Vannes. Il lui bailla les lettres. Le duc les prit, ouvrit et legit, et tout de mot à mot, et puis dit à celui qui apportées les avoit : « Je rescriprai. » Il rescripsit sur la forme que je vous dirai, en soi excusant et disant : que de messire Pierre de Craon il ne savoit rien ni savoir vouloit, ni à lui du savoir rien n’appartenoit ; et que la guerre et haine, laquelle il avoit à Olivier de Cliçon, en rien ne lui touchoit ni regardoit ; et de ces choses il prioit au roi qu’il le vouisist avoir pour excusé. Quand ces lettres furent escriptes bien et proprement à l’entente du duc, le message du roi, quand elles furent scellées, les prit, car on les lui délivra ; et puis s’en retourna par son chemin, et fit tant par ses journées que il vint à Paris. Si trouva le roi et son conseil, qui moult désiroient à avoir réponse et nouvelles de Bretagne. Quand le message fut venu, il bailla les lettres au roi qui les prit, ouvrit et legit ; et tout ce que dedans étoit, il le dit à son frère de Touraine et à son conseil. Cette réponse et excusation du duc ne suffit pas ; et disoient là les aucuns que le duc de Bretagne avoit fait et brassé tout ce cordel. Le roi et le duc de Touraine disoient que le dépit et l’outrage étoit trop grand, et que il ne faisoit pas à passer ainsi ni si légèrement, et qu’il touchoit trop grandement à la majesté royale.

Pour ces jours se tenoit et séjournoit le duc de Berry à Paris ; et véoit souvent le roi ; et le roi lui parloit moult souvent de ce délit, qui étoit fait par messire Pierre de Craon. Dont répondit le duc : « Monseigneur, il a fait un grand outrage. Qui le sauroit où trouver, je conseillerois qu’on entendît à le prendre et faire amender. » « Bel oncle, disoit le roi, il est en Bretagne de-lez le duc et non ailleurs. Nous voulons aller celle part et vous avecques nous. » Le duc de Berry lui accordoit et s’en dissimuloit tout du contraire, et disoit au roi : « Monseigneur, il vous faut avoir beau-frère de Bourgogne en votre compagnie. » — « Nous l’aurons, disoit le roi ; sans lui ne ferons-nous point le voyage, Nous irons en Bretagne en très grand arroi pour résister contre tous nos ennemis. Nous véons ores tout appertement que ce duc de Bretagne ne nous aime ni prise que moult petit. Bel oncle, il est orgueilleux et présomptueux, et jamais nous ne tendrons à autre chose que l’aurons mis à raison. » Ainsi se devisoit le roi de France au duc de Berry, et menaçoit grandement le duc de Bretagne et ses complices. Le duc de Berry lui accordoit toutes ces paroles en lui dissimulant, mais il pensoit tout le contraire.

Trop avoit le roi de France affection de contrevenger ce dépit, lequel on avoit fait à son connétable ; et s’ordonnoit de tous points pour aller en Bretagne et premièrement en Anjou, pour faire abattre et détruire tous les châteaux qui se tenoient de messire Pierre de Craon, quoique le duc de Bretagne dît et proposât qu’il les eût achetés. Nonobstant ce le roi de France et ses consaulx disoient que point il n’en étoit en l’héritage, et que trop vouloit porter et excuser, et avoit porté et soutenu ce Pierre de Craon ; pourquoi personnellement en étoit en l’indignation de la couronne de France, réservé que, en celle saison même, conjonction de mariage se fût empris et fait entre le fils du duc de Bretagne et la fille de France. Entrues que ces besognes s’ordonnoient petit à petit, et que grands nouvelles étoient parmi le royaume de France du voyage que le roi vouloit faire en Bretagne, retournèrent à Paris du voyage de Foix et de Béarn, l’évêque de Noyon et le sire de la Rivière, et recordèrent au roi et à son conseil comment ils avoient exploité. Ils furent volontiers ouïs, mais la matière de Bretagne, du connétable et de Pierre de Craon chargeoit si le conseil du roi que on n’entendoit à autre chose ; et eût volontiers vu le roi que le connétable fût sain et en bon point pour chevaucher avant que ils se départissent de Paris. Un très bel hôtel, lequel étoit à messire Pierre de Craon, séant au cimetière Saint-Jean à Paris, fut, par le commandement du roi, abbattu et mis à terre et donné à faire un cimetière à enfouir les morts[1]. Le roi de France faisoit faire sur les chemins du Maine, d’Anjou et de Bretagne, et en Touraine sur la rivière de Loire, ses pourvéances grandes et grosses, à l’intention et instance que pour voyager en Bretagne, ni nul n’osoit parler au contraire.

Renommée fut en la cité de Paris et au dehors en plusieurs lieux que il fut notoirement sçu que messire Olivier de Cliçon, connétable pour ce temps du royaume de France, avoit fait son testament et ordonnance, à la fin que, si de la navrure et blessure qu’il avoit, il alloit de vie à trépas, ses hoirs sçussent tous de vérité où le sien étoit. En tout et partout n’avoit pour enfans que deux filles. L’une avoit à femme et épouse Jean de Bretagne, comte de Pentièvre ; et ce fut celle qui le mit hors et délivra de la prison d’Angleterre par le moyen de six vingt mille francs, que messire Olivier de Cliçon en avoit donné et payé au duc d’Irlande, si comme vous savez, et ci-dessus en notre histoire est contenu tout pleinement ; et l’autre fille étoit ou devoit être vicomtesse de Rohan de par son mari.

La somme du testament messire Olivier de Cliçon montoit en purs meubles, sans son héritage, jusques à dix sept cent mille francs. De ce fut grand’nouvelle ; et s’en émerveillèrent plusieurs qui en ouïrent parler, en quoi ni comment il en pouvoit avoir tant assemblé ; et par espécial le duc de Berry et de Bourgogne en eurent grand’merveille et aussi leurs consaulx, qui n’avoient pas le dit messire Olivier en grâce ; et en parlèrent moult largement quand ils se trouvoient ensemble. « En quoi diable peut ce connétable avoir assemblé tant de florins et si grand’meuble ? Le roi de France ne l’a pas si grand. On doit et peut bien croire et savoir que il ne lui vient pas tout de bon acquêt. » Ce se passa ; mais pour ce ne pensoient pas moins ceux qui le héoient et qui sur lui envie avoient.

Encore se tenoit le roi de France à Paris mais ses mandemens étoient jà faits, et tous seigneurs qui escripts et mandés étoient se pourvoyoient et ordonnoient pour aller avecques le roi en Bretagne. Ce voyage chargeoit trop fort le duc de Bourgogne ; et disoit que c’étoit une chose et une guerre sans raison, et que jà la conclusion n’en seroit bonne, et que le royaume de France ni le pays de Bretagne, ni chevaliers ni écuvers, auxquels rien ne touchoit ni appartenoit la haine de messire Olivier de Cliçon et Pierre de Craon, n’avoient que faire de comparer cette peine, ni d’entrer en guerre pour eux, et que à part à eux et de leurs gens on les laissât convenir et guerroyer l’un l’autre sans fouler ni grever les povres gens. Le duc de Berry étoit assez de celle sieute ; mais ils n’en pouvoient être ouïs ni crus car le roi avoit de-lez lui du conseil tout contraire à leur opinion, lequel il créoit mieux que le leur, et ne le savoient les dessus dits ducs comment briser. Et quand ils virent que faire leur convenoit, si montrèrent obéissance, mais ce fut lentement. Toutefois il m’est avis, et vérité fut, que le comte d’Ostrevant, par la promotion du duc de Bourgogne, fut escript et mandé d’aller en ce voyage avecques le roi, à trois cents lances. Le comte, qui aimoit les armes et le travail, se pourvéit et ordonna pour y aller, et quand il eut tout ordonné et mandé les compagnons, chevaliers et écuyers, et départi ses livrées, et fait grands frais, il fut arrière contremandé de non se bouger.

En ce temps que ces choses s’approchoient grandement, et que le roi étoit sur le point de son partement de la cité de Paris et de prendre le chemin tout premier, pour mieux montrer que la querelle étoit sienne, fut fait un échange de terres et de pays, au profit grandement du duc de Touraine ; car il résigna en la main du roi son frère la duché de Touraine et toutes les appendances ; et tantôt lui rendit le roi, et donna en don et en hommage la duché d’Orléans, qui mieux valoit que les quatre, en la forme et manière que le duc Philippe d’OrIéans l’avoit anciennement tenu. Si nommerons d’ores-en-avant le duc qui fut de Touraine duc d’Orléans[2].

Quand messire Olivier de Cliçon fut ainsi que tout sain et que il put chevaucher, le roi de France en fut grandement réjoui, et dit que il se vouloit départir de Paris ; et chevaucha vers Bretagne pour mieux montrer que la besogne étoit sienne. Si prit un soir congé à la roine Isabel, sa femme, à la duchesse d’Orléans, aux dames et damoiselles qui de-lez elle étoient à l’hôtel de Saint-Pol, et le duc dOrléans aussi, et puis s’en vinrent souper et coucher chez Montagu, le duc de Bourbon, le comte de Namur et le seigneur de Coucy de-lez eux ; je ne dis pas que tous couchassent, mais le roi y coucha et dîna.

À lendemain et après dîner, sur le point de relevée, il se départit en très grand arroi ; et vint ce jour, au soir, souper et gésir à Saint-Germain en Laye, et là se tint environ sept jours. Encore n’étoit-il pas bien ferme de santé, si comme ses médecins, qui en cure et en garde l’avoient, disoient. Mais il s’en alloit de si grand’volonté que il disoit qu’il étoit assez en meilleur point qu’il ne fût. Tout ce il faisoit pour émouvoir et mettre au chemin ses gens, car encore étoient ses deux oncles derrière, Berry et Bourgogne. Ils montroient bien que ce voyage leur pesoit, et que point volontiers ils n’y alloient. Si avoient-ils fait leur mandement, car pour leur honneur convenoit obéir.

Quand le roi de France eut été et séjourné à Saint-Germain en Laye environ quinze jours, et que gens et seigneurs venoient et s’en alloient de toutes parts, il eut conseil de départir ; si le fit, et passa la Saine et prit le chemin de Chartres ; et s’en vint soi tout ébattant à Anveau, une bonne ville et un très beau château, lequel pour lors étoit et se rendoit au seigneur de la Rivière, voire héritage de par sa femme. En la compagnie du roi étoient le duc d’Orléans son frère, et le duc de Bourbon. Vous devez savoir que le sire de la Rivière reçut le roi et les seigneurs moult grandement et honorablement ; car moult bien le savoit faire. Et furent là trois jours et se rafreschirent. Au quatrième jour le roi et ces seigneurs se départirent. Et ce jour chevauchèrent et vinrent à Chartres, dont le frère de Montagu étoit évêque. Le roi fut logé au palais de l’évêque, et le duc d’Orléans et le duc de Bourbon.

Le second jour après ce qu’ils furent là venus, vint le duc de Berry, et le comte de la Marche en sa compagnie. Encore étoit à venir le duc de Bourgogne ; mais il s’ordonnoit pour mettre au chemin, et vint au quatrième jour ; dont le roi eut grand’joie. Gens d’armes venoient de toutes parts. Et disoit le roi ainsi, que jamais ne retourneroit à Paris, si auroit mis à raison ce duc de Bretagne, qui jà par tant de fois lui avoit donné peine et travail. Trop bien étoient de-lez le roi qui lui boutoient en la tête ; ni le duc de Berry et le duc de Bourgogne, qui volontiers eussent modéré ces besognes, n’y avoient audience ; dont secrètement il leur déplaisoit, et à leurs consaulx aussi. Et disoient bien entre eux à part, que la chose ne pouvoit longuement demeurer en cel état, et que trop bien se tailloit que le roi eût à faire et le royaume, quand il refusoit le conseil de ses oncles, et il prenoit moindre à sa plaisance.

Quand le roi de France eut séjourné en la cité de Chartres environ sept jours, il s’en départit et prit le chemin du Mans ; et gens d’armes le suivoient de toutes parts, et lui venoient de lointaines parties, d’Artois, de Beauvais, de Vermandois et de Picardie. Et disoient plusieurs l’un à l’autre : « Comment ! ce duc de Bretagne nous donne à faire de peine et de travail ! Il a toujours été dur et chaud contre la couronne de France, ni oncques parfaitement ne l’aima, prisa ni honora. Et si le comte de Flandre, son cousin n’eût été, et madame de Bourgogne, qui toujours l’a porté et porte encore, l’eût-on de grand temps détruit, ni oncques, depuis que le sire de Cliçon tourna François, il ne le put aimer. Encore, à voire dire, est-il fort coupable de ce fait, car il a toujours soutenu messire Pierre de Craon à l’encontre du roi et du connétable, » — « Or laissez le roi convenir, disoient les autres, car pour le présent il a tellement la chose en cœur qu’il mettra ce duc à raison avant son retour. » — « Voire, disoient les autres, s’il n’y a trahison. Pensez-vous que tous ceux qui sont et chevauchent avecques le roi soient vrais ennemis au duc de Bretagne ? Certes, nennil. Qui l’oseroit dire ? Et on en peut bien voir aucuns signes, car on ne fait nuit et jour que conseiller, et tout pour rompre et briser ce voyage. Et en a le roi telle merveille que à peine peut-il avoir bien et santé. »

Ainsi se devisoient chevaliers et écuyers les uns aux autres en chevauchant sur le pays ; et toujours alloit le roi en approchant en Maine et la cité du Mans. Tant fit que il y parvint, et tous les seigneurs en sa compagnie. Le roi se logea au chastel, et les seigneurs en la cité, tout au mieux qu’ils purent ; et les gens d’armes s’épartirent sur le pays qui est bon et gras, et bien logeant pour gens d’armes.

En la cité du Mans séjournèrent les seigneurs plus de trois semaines, car le roi n’étoit pas en point de chevaucher, et étoit tout fiévreux. Et disoient ses médecins à son frère et à ses oncles : « On fait le roi traveller ; mais certainement il n’en eut que faire, car il n’étoit pas en état pour chevaucher. Le repos lui vaudroit mieux assez, car depuis qu’il se départit d’Amiens où les parlemens furent, il ne fut en si bon état comme il étoit au devant. »

Les oncles du roi remontrèrent ce au roi et à son conseil, car pour les médecins le roi n’en voult rien faire ; mais disoit, pour la grand’affection qu’il avoit d’aller en Bretagne : « Je me trouve, répondoit-il à ses oncles, assez en meilleur point, en chevauchant et travellant que en séjournant. Qui me conseille autrement n’est pas à ma plaisance, et cil ne m’aime pas bien. » Autre réponse ne pouvoit-on avoir du roi. Tous les jours on étoit en conseil jusques à nonne et outre ; et vouloit le roi toujours être au milieu du conseil, afin que nul ne pût mettre empêchement de non aller avant en ce voyage de Bretagne.

Or fut avisé le roi, là étant et séjournant au Mans, et s’y assentit assez pour accomplir le désir de ses oncles, que on envoieroit quatre chevaliers notables devers le duc de Bretagne, lesquels lui remontreroient vivement et sagement l’intention du roi et de son conseil ; que trop grandement il se forfaisoit et étoit forfait, quand l’ennemi du roi et du royaume il soutenoit de-lez lui, et avoit soutenu ni jour ni heure. Et encore si de tant il se vouloit reconnoître et amender, que l’ennemi du roi, messire Pierre de Craon, il voulsist envoyer au Mans devers le roi, on trouveroit un moyen par quoi il n’auroit point de dommage, ni son pays.

En ce voyage, m’est avis, selon ce que je fus informé, que messire Regnault de Roye, le sire de Garencières, le sire de Châtel-Morant et messire Taupin de Cantermele, chastelain de Gisors, furent ordonnés pour aller en ce voyage. Si se départirent de la cité du Mans à bien quarante lances, et passèrent parmi la cité d’Angers ; et exploitèrent tant que ils vinrent en la cité de Nantes ; et là trouvèrent le duc qui leur fit très bonne chère, et leur donna un jour à dîner moult notablement ; mais avant ce avoient-ils fait leur message, et lui avoient remontré ce pourquoi ils étoient venus, et la parole du roi et de son conseil. À quoi il avoit répondu grandement et sagement et dit ainsi ; que fort lui seroit rendre, livrer ni mener messire Pierre de Craon, car si Dieu le pût aider et vouloir, en toutes ses besognes de lui, il ne savoit rien, ni où il étoit, ni où il se tenoit. Et prioit par ces seigneurs que de ce on le voulsist tenir pour excusé. Bien avoit ouï dire depuis un an messire Pierre de Craon que il héoit Olivier de Cliçon de tout son cœur, et lui feroit guerre mortelle de toute sa puissance, à quelle fin que il en dût venir : « Et quand il me dit ces paroles, je lui demandai si il lui avoit signifié, et il me répondit : Oil ; et qu’il étoit tout desfié ; et le mettroit mort, fût de nuit ou de jour, là où il le pourroit trouver ni rencontrer. De son fait je ne sais plus avant ; mais je me merveille de ce que monseigneur me veut faire guerre pour celle cause. Sauve soit sa grâce et de son conseil, je ne cuide avoir ni voudrois envers lui rien avoir forfait pourquoi il me fasse guerre ; ni les alliances et convenances, tant du mariage de nos enfans comme d’autres choses, jà jour ni heure, s’il plaît à Dieu, je ne enfreindrai ni briserai. »

Ce fut la réponse que les chevaliers de France là envoyés de par le roi eurent ; et quand ils eurent dîné avec le duc et été à Nantes un jour, ils prirent congé et se départirent et mirent au retour tout le chemin que ils étoient venus. Le roi et le conseil de sa chambre désiroient moult leur venue pour ouïr la réponse du duc de Bretagne. Toute telle que vous avez ouï dire et conter, ils la firent au roi, et à ceux qui étoient de l’avoir et ouïr taillés. Les ducs de Berry, de Bourgogne et leurs consaulx s’en fussent assez contentés, si on voulsist ; et disoient que la réponse étoit due et raisonnable. Et disoit le roi, par l’information qu’il avoit, tout le contraire ; et puisqu’il étoit venu si avant, jamais ne retourneroit vers France ni Paris, si auroit le duc de Bretagne mis à raison. Trop volontiers eussent les deux oncles du roi, Berry et Bourgogne, amodéré ces besognes, si ils pussent ou sçussent ; mais ils ne purent être ouïs ; car le roi avoit pris en si grand’haine le duc de Bretagne, pour cause de messire Pierre de Craon, qu’il disoit qu’il le soutenoit en son pays que nulle excusance n’en pouvoit venir à point. Or courut une renommée à Mans, et en plusieurs lieux depuis parmi le royaume de France, que la roine d’Arragon, madame Yolande de Bar, cousine germaine du roi de France, tenoit en prison, en la cité de Barcelonne, un chevalier que elle ni ses gens ne connoissoient point, ni cil ne se vouloit point nommer ; mais on supposoit que c’étoit messire Pierre de Craon ; et escripsoit la roine d’Arragon, moult amiablement au roi pour lui complaire en toutes choses ; et lui signifioit et certifioit que, le cinquième jour du mois de juillet, un chevalier, en bon état et arroi, étoit venu à Barcelonne en instance de passer la mer ; et avoit loué et retenu bien et cher pour ses deniers une nave, pour aller, ce disoit-il, à Naples ; « Et pour ce que nous avions et encore présentement avons fait garder nos ports et passages, et les entrées et issues de notre royaume, et que nul étranger ne s’en peut ni puist partir sans notre congé, le dit chevalier, qui nommer ne se veut, avons retenu et mis en prison ; et supposons assez, par ce que nous le véons moult ébahi, que c’est le chevalier que vous demandez, pour lequel nous avez escript. Si veuillez envoyer devers nous hâtivement hommes qui messire Pierre de Craon connoissent, car celui que nous tenons n’aura nulle délivrance, jusques au jour que nous aurons eu réponses de par vous ; et nous verrions volontiers que nos nouvelles vous fussent profitables et agréables. Ce sait le Saint-Esprit qui vous ait en sa sainte garde. » Escript à Perpignan le neuvième jour du mois de juillet, Yolande de Bar, roine d’Arragon et de Maiogres, dame de Sardane. Et en la subscription avoit : À notre très redouté seigneur le roi de France.

Ces nouvelles amodérèrent et adoucirent grandement les cœurs de plusieurs ; et en fut-on sur le point de tout rompre et briser le voyage ; mais ceux de la partie messire Olivier de Cliçon disoient que ces nouvelles étoient faites à la main, et tout pour briser la chevauchée du roi ; et que messire Pierre de Craon n’étoit en autre danger ni prison que de-lez le duc de Bretagne, lequel l’avoit soutenu et soutenoit.

De ces lettres ne fit pas le roi de France grand compte ; et dit que c’étoit toute trahison. « À tout le moins, dit le duc de Bourgogne au roi, monseigneur, pour apaiser ma nièce d’Arragon qui vous en rescript, et pour délivrer le chevalier qui pris est, si point n’est coupable de ce mesfait, veuillez y envoyer ; pourquoi votre cousine se contente de vous et de nous. » — « Nous le voulons bien, bel oncle, répondit le roi. Qu’on y envoie. Je ne vous veuil point courroucer, mais je tiens fermement et sûrement que le traître Pierre de Craon n’est en autre Barcelonne ni prison que tout coi de-lez le duc de Bretagne ; et cil, par la foi que je dois à monseigneur Saint Denis ! nous en rendra une fois bon compte. » On ne pouvoit ôter le roi de cette opinion que messire Pierre de Craon ne fût en Bretagne de-lez le duc.

Le duc de Bretagne, qui étoit informé de toutes ces besognes, et qui sentoit le roi de France trop fort courroucé sur lui, ne se tenoit pas bien assuré ; car il véoit que le duc de Berry et de Bourgogne n’en pouvoient faire leur volonté ; car ceux de la partie son adversaire Cliçon l’informoient ainsi comme ils vouloient ; si faisoit garder ses villes et ses châteaux soigneusement. Et tant y avoit de mal pour lui que à peu avoit-il bonne ville où il se pût tenir, excepté à Vennes, Kemperlé, Dole, Kemper-Corentin, l’Ermine et le Suseniot. Et avoit écrit aux barons et chevaliers de Bretagne, desquels il pensoit et cuidoit être aidé et conseillé ; mais tous se dissimuloient contre lui, pour la cause de ce que ils sentoient et véoient le roi leur souverain seigneur tant fort ému et courroucé sur lui ; et aussi que la matière de ce messire Pierre de Craon, que le duc portoit à l’encontre du roi et du connétable, n’étoit pas convenable. À peine se repentoit-il de ce que il avoit fait. Néanmoins il avoit le courage si haut et si grand que il ne le daignoit dire et disoit ainsi : « Si le roi, à ce qu’il montre, et sa puissance, entre en Bretagne, je le lairrai au commencement convenir, et verrai ceux qui me sont amis ou ennemis. Je ne me hâterai point de lui faire guerre. Si trestôt quand il cuidera le mieux être au repos, je le réveillerai, puisque par autre moyen d’amour je ne puis venir à accord à lui. » Ainsi se devisoit le duc de Bretagne par soi et à la fois à ceux de son conseil ; et se tenoit pour tout assuré que il auroit la guerre au roi de France ; mais non aura, car les choses tourneront autrement qu’il ne pense à son grand avantage et profit ; et pour ce fut dit : Il n’est pas povre qui est heureux. Le duc de Bretagne le fut trop grandement en celle saison, par une incidence piteuse et merveilleuse qui advint soudainement au roi de France. Par autre voie ne pouvoit-il être esquivé de tous dangers et demeurer à paix.

Quand on eut séjourné environ trois semaines en la cité du Mans, et tous les jours conseillé, et les chevaliers furent revenus de Bretagne, lesquels on avoit envoyés devers le duc, ainsi que vous savez, le roi de France dit, puisqu’il avoit ouï la réponse du duc de Bretagne, qu’il ne vouloit plus séjourner là, car le séjour le grévoit et déplaisoit ; et vouloit chevaucher outre sur les parties de Bretagne, et voir ses ennemis, c’est à entendre le duc de Bretagne qui soutenoit ce traytour messire Pierre de Craon. Et avoit le roi très grand désir de voir lesquels barons, chevaliers et écuyers se mettroient sur les champs à l’encontre de lui, ni lesquelles cités et bonnes villes se cloroient à l’encontre de lui. L’intention du roi étoit telle, que de tous points il bouteroit hors de l’héritage de Bretagne pour toujours mais ce duc, et y mettroit un gouverneur pour les enfans tant qu’ils auroient âge, et puis leur rendroit l’héritage, mais le duc n’y auroit jamais rien. Cette opinion tenoit le roi, et ne l’en pouvoit nul ôter ; et sur cel état il se partit de la cité du Mans entre neuf et dix heures, et après la messe ouïe et boire. Tous seigneurs et toutes gens qui logés étoient en la cité et dehors se départirent aussi et se mirent au chemin, ou devant ou derrière. Et avoit ce soir en devant mandé ses maréchaux en sa chambre au châtel du Mans, et leur avoit dit : « Ordonnez-vous, et faites le bon matin toutes manières de gens d’armes et de routes déloger et prendre le chemin d’Angers, car il est conclu ; nous ne retournerons jamais tant que aurons été en Bretagne et détruit ces traîtres qui nous donnent cette peine et ce travail. » Les maréchaux avoient obéi, et signifié et fait signifier aux capitaines des routes le mouvement et ordonnance du roi, et que à ce coup étoit tout acertes.

Le jour que le roi issit et se départit du Mans, il fit très âprement chaud ; et bien le devoit faire, car il étoit en le plein mois de hermi[3] que le soleil par droiture et nature étoit en sa greigneur force. Or devez vous savoir, pour atteindre toutes choses et amener à vérité, que le roi de France, lui séjournant en la cité du Mans, avoit été durement travaillé de conseils ; et avec tout ce qu’il ne s’y attendoit pas, il n’étoit pas bien haitié ni n’avoit été toute la saison, mais foible de chef, petitement mangeant et buvant, et près tous les jours en chaleur de fièvre et de chaude maladie. Et si s’y inclinoit, tout par droiture de corps et de chef ; et lui étoit grandement ennemi et contraire. Avec tout ce, pour la venue de son connétable, il étoit trop durement fort mérencolieux et son esprit troublé et travaillé ; et bien s’en apercevoient ses médecins, et aussi faisoient ses oncles ; mais ils n’y pouvoient pourvoir ni remédier, car il ne vouloit ni on ne lui osoit conseiller du contraire de non aller en Bretagne.

Il me fut dit et je m’en laissai informer, ainsi que il chevauchoit et étoit entre la forêt du Mans, une très grand’signifiance lui advint, dont sus il se dût bien être avisé et avoir remis son conseil ensemble, ainçois qu’il fût allé plus avant. Il lui vint soudainement un homme en pur le chef et tout deschaulx et vêtu d’une povre cotte de burel blanc ; et montroit mieux que il fût fol que sage ; et se lança entre deux arbres hardiment, et prit les rênes du cheval que le roi chevauchoit, et l’arrêta tout coi et lui dit : « Roi, ne chevauche plus avant, mais retourne, car tu es trahi. » Cette parole entra en la tête du roi qui étoit foible, dont il a valu depuis trop grandement pis, car son esprit frémit et se sang-méïa tout.

À ces mots saillirent gens d’armes avant et frappèrent moult vilainement sur les mains dont il avoit arrêté le cheval, tant que il le laissa aller, et demeura derrière ; et ne firent compte de sa parole non plus que d’un fol. Dont ce fut folie, si comme il est avis à plusieurs ; car à tout le moins ils se dussent être arrêtés sur l’homme un petit, pour en avoir la connoissance, et lui examiné, et demandé et vu s’il étoit naturellement fol ou sage, et sçu qui lui faisoit tels paroles dire, ni dont elles lui venoient. Il n’en fut rien fait, mais le laissèrent derrière ; ni on ne sait qu’il devint, car oncques puis ne fut vu de gens qui en eussent la connoissance, mais ceux qui pour l’heure étoient de-lez le roi lui ouïrent bien les paroles dire[4].

Le roi et sa route passèrent outre ; et pouvoient être environ douze heures quand le roi eut passé la forêt ; et vinrent sur les champs sur uns très beaux plains et grands sablonniers. Le soleil étoit bel, clair et resplendissant à grands rais ; et si plein de force et de chaleur que plus ne pouvoit être ; car il tapoit de telle manière que on étoit tout transpercé par la réverbération ; et avoit tout ce le sablon échauffé grandement, lequel échauffoit moult les chevaux. Il n’y avoit si joli ni si usé d’armes qui ne fût mésaisé de chaleur. Et chevauchoient les seigneurs par routes l’un çà et l’autre là. Le roi chevauchoit assez à part lui pour lui faire moins de poudrière. Le duc de Berry et le duc de Bourgogne parlant ensemble chevauchoient sus son senestre, ainsi comme deux arpens de terre en sus de lui. Les autres seigneurs, le comte de la Marche, messire Jacques de Bourbon, messire Charles de la Breth, messire Philippe d’Artois, messire Henry et messire Philippe de Bar, messire Pierre de Navarre et tous les seigneurs chevauchoient par routes. Le duc de Bourbon, le sire de Coucy, messire Charles de Hangiers, le baron d’Ivery en tous autres, et sus et hors de la route du roi ; et devisoient et parloient les uns aux autres ; et ne se donnoient garde de ce qui soudainement avint, et sur le plus grand chef de la compagnie ; ce fut sur le propre corps du roi. Et pour ce sont les œuvres de Dieu moult manifestées et ses verges crueuses, et sont à douter à toutes créatures. Et on a vu en l’ancien testament et nouvel moult de figures et d’exemples. N’avons-nous pas de Nabuchodonosor, roi des Assyriens, lequel régna un temps en telle puissance que dessus lui il n’étoit nouvelle de nul autre ; et soudainement, en sa greigneur force et règne, le souverain roi, Dieu, sire du ciel et de la terre, et formeur et ordonneur de toutes choses l’appareilla tel que il perdit sens et règne, et fut sept ans en cel état ; et vivoit de glans et des pommes sauvages, et avoit le goût et l’appétit d’un pourcel ; et quand il eut fait pénitence, Dieu lui rendit sa mémoire ; et adonc dit-il à Daniel le prophète ; que dessus le Dieu de Israël il n’étoit nul autre Dieu. À parler par raison et à éclaircîr vérité, Dieu le père, le Fils et le Saint-Esprit, trois en un nom et tout un en une substance, fut, est, et sera à toujours aussi puissant pour montrer ses œuvres comme il fut oncques, ni on ne se doit émerveiller ni ébahir de quoi qu’il fasse.

À revenir à ce propos pourquoi je dis ces paroles, une influence du ciel merveilleuse descendit ce jour sur le roi de France, et ce fut sa coulpe, ce disent les plusieurs ; car selon la disposition de son corps et l’état où il étoit, et que ses médecins le savoient et jugeoient, qui justement la connoissance avoir en devoient, il ne dut pas avoir chevauché en si chaud jour, ni à celle heure, fors du matin ou du soir à la froidure ; et pour ce en furent inculpés, demandés et déshonorés ceux qui le menoient et qui conseillé l’avoient, et par lesquels consaulx le plus pour ce temps il usoit et se gouvernoit, et s’étoit usé et gouverné.

Ainsi que le roi de France chevauchoit en la chaleur du soleil sur un plain et un sablonnis, et faisoit si merveilleusement chaud que devant ni puis, pour celle saison, il n’avoit fait ni fit si chaud ; et avoit vêtu un noir jaque[5] de velours, qui moult réchauffoit, et avoit sur son chef un single[6] chaperon de vermeille écarlate, et un chapelet de blancs et grosses perles que la roine sa femme lui avoit donné au prendre congé ; et étoit un sien page qui chevauchoit derrière soi et portoit sur son chef un chapel de Montauban, fin, clair et net tout d’acier qui resplendissoit au soleil ; et derrière ce page, chevauchoit encore un page du roi qui portoit une lance vermeille, toute enfannonée[7] de soie, ainsi que pour le roi ; et avoit la lance un fer d’acier large, clair et fin ; et en avoit le sire de la Rivière, du temps qu’il séjourna à Toulouse, fait forger une douzaine, dont celui-là en étoit l’un ; car tous douze il les avoit données au roi ; et le roi en avoit donné trois au duc d’Orléans, et trois au duc de Bourbon : advint, tout en chevauchant en l’arroi et état que je vous conte, ainsi que enfans et pages qui en chevauchant se desroient[8] par leurs chevaux ou par leur négligence, le page qui portoit la lance du roi se desroya ou s’endormit, et n’y pensoit point ; et celle lance laissa, et le fer, cheoir sur le chapel d’acier que l’autre page avoit sur son chef. Si sonnèrent haut les aciers l’un par l’autre. Le roi qui étoit si près, que les pages chevauchoient aux esclots[9] de son cheval, tressaillit soudainement ; et frémit son esprit, car il avoit encore en imagination l’impression des paroles que le fol homme ou le sage lui avoit dit en la forêt du Mans ; et vint au roi en avision que grand’foison de ses ennemis lui courussent sus pour occire. En celle abusion, il se desroya par foiblesse de chef ; et saillit avant en poignant son cheval, et trait, son épée et se tourna sur ses pages, et en perdit la connoissance et de tous autres hommes ; et cuida bien être en une bataille et enclos de ses ennemis ; et haussant son épée, et levant contre mont pour férir et donner un coup, ne lui chailloit sur qui, il s’écria et dit : « Avant, avant sur ces traiteurs ! » Les pages virent le roi enflammé et se doutèrent, à bonne cause ; et le cuidèrent pour leur desroy avoir courroucé. Si poignirent les chevaux l’un çà et l’autre là. Le duc d’Orléans n’étoit pas pour lors trop loin du roi. Le roi adressa devers lui tenant l’épée toute nue ; et jà en avoit le roi, par la frénésie et foiblesse de chef, perdu la connoissance, ni il se savoit qui étoit son frère ni son oncle. Quand le duc d’Orléans le vit venir vers lui l’épée toute nue, si s’effréa, et ne voult pas attendre, et à bonne cause ; et poindy le cheval hâtivement et le roi après. Le duc de Bourgogne étoit et chevauchoit de coté, et pour l’effroi des chevaux, et que jà il avoit ouï les pages du roi crier, jeta son regard de celle part, et connut le roi qui à l’épée toute nue, chassoit son frère : si fut tout eshidé, et à bonne cause, et dit ainsi : « Haro ! le grand meschef ! Monseigneur est tout desvoyé. Pour Dieu après ! On le prenne ! » Et puis dit encore : « Fuyez, beau neveu d’Orléans, fuyez, monseigneur vous veut occire. » Je vous dis que le duc d’Orléans n’étoit pas bien assuré ; et voirement fuyoit-il de quant que cheval pouvoit aller, et chevaliers et écuyers après. On commença à huier et à traire de celle part. Les lointains, qui chevauchoient à dextre et a senestre, cuidoient que on chassât au loup ou au lièvre, jusques à tant que ils sçurent les nouvelles, que c’étoit le roi qui n’étoit pas en bon point. Toutefois le duc d’Orléans se sauva, tant tourna et tant tournia ; et aussi on lui aida. Chevaliers, écuyers et gens d’armes se haièrent[10] tout autour du roi, et le laissèrent lasser et saouler. Et plus couroit et travailloit, tant avoit-il greigneur foiblesse ; et quand il venoit sur un homme, fût chevalier et écuyer, on se laissoit cheoir devant le coup. Je n’ouïs point dire que nul fût mort de cette emprise[11], mais il en abattit plusieurs, car nul ne se mit en défense. Finablement quand il fut bien lassé et travaillé, et son cheval bien foulé, et que le roi et le cheval tressuoient tout de chaleur et d’ardeur, un chevalier de Normandie qui étoit son chambellan, et lequel le roi moult aimoit, et celui on nommoit messire Guillaume Martel, vint par derrière, et embrassa le roi l’épée à la main et le tint tout court. Quand il fut tenu, tous autres seigneurs approchèrent ; et lui fut ôtée l’épée ; et fut mis jus du cheval, et couché moult doucement et dévêtu de son jaque pour lui revêtir et rafreschir. Là vinrent ses trois oncles et son frère. Mais il avoit perdu la connoissance d’eux, ni nul semblant d’amour ni d’accointance ne leur faisoit ; et lui tournoient à la fois moult merveilleusement les yeux en la tête, ni à nullui il ne parloit.

Les seigneurs de son sang étoient tout ébahis, et ne savoient que dire ni que faire. Là dirent le duc de Berry et le duc de Bourgogne : « Il faut retourner au Mans. Le voyage est fait pour celle saison. » Encore ne disoient pas tout ce qu’ils pensoient ; mais ils le dirent et remontrèrent grandement, sur ceux que ils n’avoient point en grâce, quand ils furent retournés à Paris, si comme je vous recorderai avant en l’histoire.

À considérer raison et imaginer toutes choses en vérité, ce fut grand’pitié de ce que le roi de France pour ce temps, qui est le plus digne, le plus noble et le plus puissant roi du monde, chey en telle débilité que de perdre son sens soudainement. On ne le pouvoit amender ni faire autre, puisque Dieu vouloit qu’il fût ainsi. On le appareilla et mit à point au plus doucement comme on put ; et fut éventé, refroidi et couché en une litière, et tout souef ramené en la cité du Mans. On envoya tantôt de par les maréchaux au-devant de ceux qui chevauchoient ; et leur fut dit et signifié que tous se missent au retour, et que le voyage pour celle saison étoit rompu et brisé. Aux aucuns on disoit la cause pourquoi et aux autres non. Ce soir que le roi fut apporté au Mans, médecins furent moult embesognés, et les seigneurs et les prochains de son sang moult troublés ; et vous dis que on parloit là, et devisoit en plusieurs et diverses manières. Les aucuns disoient, qui le prenoient et exposoient sur le mal, que on avoit le roi, au matin avant qu’il issît hors du Mans, empoisonné et ensorcelé pour détruire et honnir le royaume de France. Tant multiplièrent ces paroles que le duc d’Orléans et ses oncles et ceux du sang du roi notèrent ces paroles, et en parlèrent ensemble en disant : « Vous et vous, oyez, si ouïr le voulez, comment on murmure en plusieurs lieux sur ceux qui ont l’administration et garde du corps du roi. On dit, et commune renommée queurt, que on l’a ensorcelé ou empoisonné. On sache comment ce se pourroit faire, ni où, ni quand ce a été. » — « Et comment le pourrons-nous savoir. » — « Nous le saurons, dirent les aucuns, par les médecins ; cils le doivent savoir ; car ils connoissent sa nature et sa complexion. » Les médecins furent mandés ; ils vinrent. Eux venus, ils furent de monseigneur de Bourgogne très fort examinés. À cet examen ils répondirent et dirent ainsi, que le roi dès grand temps avoit engendré celle maladie : « Et bien savions-nous que celle faiblesse de chef le travailloit moult fort ; et convenoit que, quand que ce fût, il le montrât : » Donc dit le duc de Bourgogne : « De tout ce dire et remontrer vous vous êtes bien acquittés, mais il ne nous en a, ni vous, voulu croire pour la grand’affection qu’il avoit de venir en ce voyage ; à mal fut-il oncques avisé ni pourparlé, car le voyage l’a déshonoré. Mieux vaulsist que Cliçon eût été mort et tous ceux de sa secte, que le roi eût conçu ni pris celle maladie, car il en sera partout trop grand’nouvelle, pourtant que c’est encore un jeune homme ; et en recevrons, nous qui sommes ses oncles et de son sang, et qui l’avons à conseiller et à introduire, grand blâme, et si n’y avons coulpe. Or nous dites, dit le duc de Bourgogne, huy matin, quand il dût monter à cheval, fûtes-vous à son dîner ? » — « En nom Dieu ! répondirent ses médecins, oil. » — « Et comment mangea-t-il ni but ? » — « Certes, répondirent-ils, si petitement à peine que rien, et ne faisoit que penser et muser. » — « Et qui fut cil qui lui donna dernièrement à boire ? » demanda le duc. « Nous ne savons, répondirent les médecins, car, tantôt la table ôtée, nous nous départîmes pour nous appareiller et chevaucher ; sachez ce par les bouteillers ou par ses chambellans. »

Donc fut mandé Robert de Tenkes, un écuyer de Picardie et maître des esansons. Il vint ; quand il fut venu, on lui demanda qui avoit donné au roi dernièrement à boire ; il répondit et dit : « Messeigneurs, messire Hélion de Lignac. » Donc fut mandé le chevalier ; il vint ; quand il fut venu, on lui demanda où il avoit pris le vin dont le roi avoit bu en sa chambre, quand il dut monter à cheval ; il répondit et dit : « Messeigneurs, velà Robert de Tenkes qui le livra et en fit l’essai, et moi aussi, en la présence du roi. » — « C’est vérité, dit Robert de Tenkes ; mais en tout ce ne peut avoir nul doute ni soupçon ; car encore y a-t-il du vin pareil ès bouteilles du roi, et en buverons, et ferons volontiers l’essai devant vous. » Donc parla le duc de Berry et dit : « Nous nous débattons et travaillons pour néant ; le roi n’est empoisonné ni ensorcelé fors de mauvais conseil ; et il n’est pas heure de parler de celle matière maintenant ; mettons tout en souffrance jusques à une autre fois. »

Sur cel état se départirent les seigneurs pour ce soir l’un de l’autre, et se retrairent en leurs hôtels et en leurs chambres ; et furent ordonnés de par les oncles du roi à demeurer tous cois de-lez le roi, pour le garder et administrer souverainement, quatre chevaliers d’honneur. Premièrement messire Regnaut de Roye, messire Regnaut de Trye, le sire de Garencières et messire Guillaume Martel ; et fut dit au seigneur de la Rivière, à messire Jean le Mercier, à Montagu, au Bègue de Vilaines, à messire Guillaume des Bordes et à messire Hélion de Lignac que ils s’en déportassent de tous points, tant comme on verroit comme il se déporteroit et seroit en meilleur état. Si se déportèrent, et les autres en eurent l’administration.

Quand ce vint à lendemain, les oncles du roi l’allèrent voir et le trouvèrent moult foible ; et demandèrent comment il avoit reposé ; ses chambellans répondirent et dirent, que petitement, ni il ne se put prendre au repos : « Ce sont povres nouvelles, » répondit le duc de Bourgogne. Adonc se trairent-ils tous trois devers le roi, et jà y étoit venu le duc d’Orléans ; et lui demandèrent comment il lui étoit. Il ne sonna, ni répondit parole, mais les regarda diversement et perdit la connoissance d’eux. Ces seigneurs furent tout ébahis ; et parlèrent ensemble et dirent : « Nous n’avons ci que faire ; il est en très mauvais état ; nous le grévons plus que nous ne lui aidons. Nous l’avons recommandé à ses chambellans et à ses médecins ; cils en soigneront et panseront. Or pensons comment le royaume soit gouverné, car il faut qu’il y ait gouvernement et ordonnance ; autrement les choses iroient malement. » Donc dit le duc de Bourgogne au duc de Berry : « Il nous convient, beau-frère, traire vers Paris, et ordonner que le roi soit mené et porté là, tout souef et coiement[12] ; car mieux entendrons-nous à lui par delà que ici en celle lointaine marche ; et quand nous serons là venus, nous mettrons ensemble tout le conseil de France ; et là sera ordonné comment on se chevira au royaume de France, et lesquels en auront l’administration du gouvernement, ou beau neveu d’Orléans, ou nous. » — « C’est bien, répondit le duc de Berry. Or faut-il aviser et regarder en quelle place et lieu on le mènera et mettra, qui lui soit bonne et propice, et pour le plus tôt retourner à santé. » Il fut avisé et regardé que on l’amèneroit tout bellement et souef au chastel de Cray ; et que là a très bon air et beau pays sur la rivière d’Oise.

Toutes ces ordonnances se tinrent ; et donna-t-on congé à toutes gens d’armes ; et leur fut dit, de par les maréchaux de France, que chacun retournât en son hôtel doucement et courtoisement, sans faire nulle violence sur le pays ; et si les routes le faisoient, ou s’en prendroit aux seigneurs pour amender le forfait et dommage que leurs gens auroient fait.

Les deux oncles du roi et le chancelier de France mirent tantôt varlets de cheval en œuvre ; et envoyèrent par les cités et bonnes villes de France et de Picardie, en eux signifiant et étroitement mandant que ils fussent soigneux de faire garder les cités et les villes ; la cause pourquoi, on leur touchoit un petit : que le roi n’étoit pas bien disposé. Les mandemens furent tenus et accomplis partout.

Or furent les bonnes gens du royaume de France moult ébahis et courroucés, quand ces nouvelles furent épandues et notoirement sçues, que le roi de France étoit enchu par incidence merveilleuse en frénésie. Si en parlèrent bien largement plusieurs gens sur ceux qui avoient conseillé le roi d’aller en Bretagne ; et les autres disoient que le roi avoit été trahi de ceux qui vouloient porter, à l’encontre de lui, le duc de Bretagne et messire Pierre de Craon. On ne peut défendre à parler ; la matière étoit bien telle et si grande, qu’elle désiroit bien et demandoit à être ventilée[13] en plusieurs et diverses manières. Finablement le roi fut amené à Cray, et là mis en la garde des médecins et des dessus dits chevaliers. Toutes gens d’armes se départirent et se trairent en leurs lieux ; il fut ordonné et défendu que on celât celle aventure de la maladie du roi à la roine, un temps ; car pour ces jours elle étoit durement enceinte ; et fut défendu à tous et à toutes qui étoient de sa chambre, sur peine d’être grandement corrigés, que nul ni nulle n’en fît mention ; et tout ce se tint bien celé un grand temps. Ainsi se tint et fut le roi à Cray en la marche de Senlis et de Compiègne, sur la rivière d’Oise ; et le gardoient les chevaliers dessus nommés et les médecins le médecinoient, mais pour leurs médecines trop petitement il recevoit santé.

  1. Le roi avait donné l’emplacement de l’hôtel à ses courtisans, mais ayant été averti qu’il avait autrefois été bâti sur un terrain acheté a l’église Saint Jean, et avait d’abord servi de cimetière, il en fit don à cette église.
  2. Il fut fait duc d’Orléans le 4 juin 1393.
  3. Les Allemands disent Heu-Monat, mois de la fanaison, pour le mois de juillet ; il est probable que Froissart se sera servi ici, comme dans une page précédente, du mot allemand ou plutôt du mot flamand francisé.
  4. Cette même aventure est racontée presque dans les mêmes mots par l’Anonyme de Saint-Denis, Juvénal des Ursins et les grandes Chroniques de France.
  5. Justaucorps.
  6. Simple.
  7. De fannon, étendard.
  8. Sortent de leurs rangs.
  9. Sur les pas, sur les traces.
  10. Se mirent en haie.
  11. Les grandes Chroniques disent qu’il tua quatre hommes ; l’Anonyme de Saint-Denis ajoute à ces quatre hommes un chevalier de Guyenne, qu’on appelait le bâtard de Polignac.
  12. Pour souevement et coiement, locution portugaise et espagnole où on ne met le signe adverbial qu’à la fin du dernier adjectif.
  13. Ébruitée.