Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre IV/Chapitre XXXI

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIIp. 174-176).

CHAPITRE XXXI.

Comment les trèves furent rallongées entre France et Angleterre, et comment le roi étoit revenu en son bon sens.


Vous sçavez, et il est ci-dessus contenu en notre histoire, comment les trèves furent données à Lolinghen et accordées à durer trois ans entre France et Angleterre, et avoient les ambassadeurs de France, c’est à entendre le comte de Saint-Pol, le sire de Chastel-Morant, et messire Taupin de Cantemerle, été en Angleterre avecques le duc de Lancastre et le duc d’Yorch, pour savoir l’intention du roi et du peuple d’Angleterre ; car on avoit tant proposé et si avant entre les parties au parlement à Amiens, que on étoit sur forme et état de paix et sur certains articles dénommés et prononcés, mais que il plut à la communauté d’Angleterre. Tout ce avoient réservé le duc de Lancastre et le duc d’Yorch. Et sis avez comment les dessus nommés étoient retournés en France, car on leur avoit répondu que à la Saint-Michel, qui prochainement devoit venir, les parlemens seroient à Westmoustier des trois états d’Angleterre ; et là seroit remontré tout l’affaire généralement ; et en auroit-on réponse.

Or avint que, quand les nouvelles furent sçues en Angleterre de la maladie et impotence du roi de France, les choses en furent grandement retardées. Néanmoins le roi Richard d’Angleterre et le duc de Lancastre avoient affection très grande à la paix ; et si par eux la chose allât, la paix eût été tôt entre France et Angleterre, mais nennil ; car la communauté d’Angleterre ne vouloit point paix, ains la guerre ; et disoient que la guerre aux François leur étoit mieux séant que la paix. De cette opinion étoit l’un des oncles du roi, le duc de Glocestre, messire Thomas duc de Glocestre, comte d’Exeses et de Buc[1], connétable d’Angleterre, lequel étoit grandement aimé en Angleterre. Et vous dis que ce messire Thomas, s’inclinoit plutôt à la guerre que à la paix, et avoit la voix et accord des jeunes gentils hommes d’Angleterre, qui se désiroient à armer. Mais son frère le duc de Lancastre, pourtant qu’il étoit ains-né et puissant en Angleterre, surmontoit tout ; et disoit bien que la guerre avoit assez duré entre France et Angleterre ; et que bonne paix qui bien se tint y seroit bien séant ; car sainte chrétienté en étoit bien affoiblie et amoindrie. Et mettoit encore le duc de Lancastre en termes que l’Amorath-Baquin et sa puissance étoit trop forte sur les frontières de Hongrie, et que là feroit-il bel et bon entendre ; et tous jeunes bacheliers, chevaliers et écuyers qui chevaucher désiroient devroient prendre ce chemin et non autre.

Or considérons les paroles du duc de Lancastre qui les proposoit en bien, et qui par armes par tant de fois avoit chevauché et travaillé au royaume de France, et petit conquêté fors que travaillé son corps, ars et détruit sur son chemin le plat pays qui tantôt étoit recouvré, et que cette guerre à ainsi faire et démener ne s’ordonnoit à traire à nulle fin, mais toujours à aller avant ; et si les fortunes retournoient sur eux, ils y pourroient recevoir et prendre trop grand dommage ; et véoit que le roi son neveu s’inclinoit trop plus à la paix que à la guerre.

Je, auteur de cette histoire, je n’en sais pas bien déterminer, pour dire ni mettre outre qu’il eut tort ni droit, mais il me fut dit ainsi : que pour la cause de ce que le duc de Lancastre véoit ses deux filles mariées en sus de lui et hors du royaume d’Angleterre, l’une roine d’Espaigne et l’autre roine de Portingal, il s’inclinoit grandement à la paix, car par espécial il sentoit encore son fils qui avoit sa fille, le jeune roi d’Espaigne, au danger de ses hommes ; et si paisiblement il vouloit jouir et posséder de l’héritage et des pourpris d’Espaigne, il convenoit qu’il tînt la paix et l’alliance que ils avoient au royaume de France ; lesquelles ceux d’Angleterre ne pouvoient point briser ; et si ils le brisoient par aucune incidence, tantôt les François le feroient comparer au royaume d’Espaigne, car ils avoient là leurs entrées toutes ouvertes, tant par le royaume d’Arragon, dont madame Yoland de Bar étoit roine et bonne françoise, qui gouvernoit pour ce temps tout le royaume d’Arragon et de Catalogne, que par le pays de Béarn et de Vascles[2], car le vicomte de Castelbon, qui héritier étoit du comte Gaston de Foix, l’avoit ainsi juré et scellé au roi de France. Si avoient les François plusieurs belles entrées pour aller en Espaigne, sans le danger du roi de Navarre, qui au fort n’eut point volontiers courroucé le roi de France son cousin germain ; car encore se tenoit de-lez le roi messire Pierre de Navarre son frère, et cil brisoit grandement aucuns mautalens, st ils sourdissent entre le roi de France et son frère le roi de Navarre, car il étoit bon François et loyal ; ni les royaux n’y véoient point de contrariété. Et toutes ces imaginations et cogitations proposoit en lui-même le duc Jean de Lancastre, et le remontroit à la fois à son jeune fils Henry, comte de Derby, lequel étoit dès lors, quoique jeune fût, de grand’prudence, et idoine de venir à toute perfection de bien et de honneur ; et avoit pour lors le comte de Derby quatre beaux-fils, Henry, Jean, Offrey[3] et Thomas, et deux filles ; et la mère des enfans avoit été fille du comte connétable d’Angleterre, comte de Herfort et de Norpthantonne[4], de laquelle dame il tenoit grand héritage.

La conclusion des consaulx et parlemens d’Angleterre qui furent à Westmoustier, des prélats, des nobles, des bourgeois et des cités et bonnes villes, se portèrent ainsi : que trèves furent données et scellées par mer et par terre entre France et Angleterre, leurs conjoints et leurs adhérens, à durer de la Saint-Michel jusques à la Saint-Jean-Baptiste, et de la Saint-Jean en un an ensuivant ; et en rapportèrent les lettres ceux qui commis y étoient de par le roi de France et son conseil ; et furent les trèves bien tenues de toutes parties.

Le roi de France, qui grandement avoit été débilité de santé par incidence merveilleuse, et n’en savoit-on conseil prendre ni à qui, car ce médecin, qui s’appeloit Guillaume de Harselli, étoit mort, et quand il se départit de Cray et du roi, il ordonna plusieurs recettes dont on usa, et retourna le roi sur le temps d’hiver en bonne santé, dont tout ses proesmes qui l’aimoient furent réjouis, et aussi tous les membres des communautés du royaume de France, car moult en étoit aimé, si vint à Paris et là environ[5], et la roine de France ; et tinrent le plus leur hôtel à Saint-Pol. À la fois le roi alloit ébattre à l’hôtel du Louvre, quand il lui plaisoit ; mais le plus il se tenoit à Saint-Pol ; et toutes les nuits, qui sont longues en hiver, il y avoit au dit hôtel de Saint-Pol, danses, carolles et ébattemens devant le roi, la roine, la duchesse de Berry et d’Orléans et les dames ; et ainsi passoient le temps et les longues nuits d’hiver. En celle saison avoit été à Paris le vicomte de Castelbon, lequel s’étoit trait à l’héritage de la comté de Foix et de Béarn, comme hoir droiturier des terres dessus nommées, et avoit relevé la dite comté de Foix et fait hommage au roi de France, ainsi comme appartenoit et que tenu étoit de faire, et de Béarn non, car le pays de Béarn est de si noble condition que les seigneurs, qui par l’héritage le tiennent, n’en doivent à nul roi ni à autre seigneur service fors à Dieu ; quoique le prince de Galles de bonne mémoire voult dire et proposer du temps passé, contre le comte Gaston de Foix dernièrement mort, qu’il le devoit relever de lui et venir au ressort à la duché d’Aquitaine ; mais le dessus dit comte s’en étoit bien défendu ; et au voir dire, toutes ces propositions et oppressions que le prince de Galles y avoit mis, fait et voulu, et montré à faire chalenge, tout avoit été par l’information du comte Jean d’Armignac, si comme il est escript et contenu en bonne forme et véritable ci-dessus en notre histoire ; si m’en passerai à tant.

Quand ce vicomte de Castelbon, appelé d’ores-en-avant comte de Foix, fut venu en France pour faire les droitures du relief et hommage de la comté de Foix, comme il appartenoit, il amena en sa compagnie un sien cousin, qui s’appeloit messire Yvain de Foix, fils au comte Gaston de Foix, beau chevalier, gent, jeune et de bonne taille, mais bâtard étoit ; et en son vivant le comte de Foix son père l’eût volontiers fait héritier de tous ses héritages, avecques un sien autre fils qui s’appeloit Gratien, lequel demeuroit de-lez le roi de Navarre ; mais les chevaliers de Béarn ne s’y voulrent oncques assentir. Si demeura la chose en cel état, car le comte mourut soudainement, ainsi que vous avez ouï recorder.

Quand le roi de France vit messire Yvain de Foix le jeune chevalier, si l’aima grandement, car lui sembloit bel et de bonne taille, et ils étoient, le roi et lui, tout d’un âge ; et en valurent grandement mieux les besognes du vicomte de Castelbon, et en eut plus briève délivrance ; puis s’en retourna le vicomte en son pays, et messire Yvain demeura de-lez le roi, et fut retenu des chevaliers du roi et de sa chambre à douze chevaux, et bien délivrés.

  1. Buckingham.
  2. Des Basques.
  3. Humphrey.
  4. Marie de Bohun, fille du comte d’Hereford et de Northampton.
  5. Ce fut à cette époque qu’il rendit l’ordonnance qui a fixé à quatorze ans la majorité des rois de France.