Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XCVII

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 664-665).

CHAPITRE XCVII.

Comment le duc de Berry fit assiéger la forteresse de Ventadour.


Vous avez ci-dessus ouï recorder comment les traités se faisoient du comte d’Ermignac et du Dauphin d’Auvergne, aux capitaines des garnisons d’Auvergne, de Gévaudan, de Limosin et des environs, lesquels étoient contraires et ennemis à tous leurs voisins. Plusieurs s’y inclinoient, et se vouloient bien partir, car il leur sembloit qu’ils avoient assez guerroyé et travaillé le royaume de France ; si vouloient aller d’autre part piller ; car le comte d’Ermignac leur promettoit qu’il les mèneroit en Lombardie ; et le comte de Foix, qui n’est mie léger à décevoir, pensoit tout le contraire. Tout quoy se taisoit, pour voir la fin de celle besogne ; et enquéroit soigneusement à ceux qui taillés en étoient de savoir, comment les traités se portoient, et quelle part ces gens d’armes se trairoient, quand de leurs forts départis seroient. Ils lui dirent la commune renommée qui couroit ; et il baissoit la tête ou il la hochoit, et disoit : « Nenny, tous les jours viennent nouvelles subtilles entre gens d’armes. Le comte d’Ermignac et Bernard son frère, sont jeunes ; et bien sais qu’ils ne m’ont pas trop en grâce, ni mon pays aussi. Si pourroient ces gens d’armes retourner sur moi ; et pour ce me vueil-je pourvoir à l’encontre d’eux, et tant faire que je n’y aie ni blâme ni dommage, car c’est possession de lointaine provision. »

Ainsi disoit le comte de Foix : et véritablement il n’avoit pas folle imagination, si comme les apparences en furent une fois et que vous orrez recorder, si je puis traiter ni venir jusques à là.

Encore avez-vous bien ouï conter de Geoffroy Tête-Noire, Breton, qui tenoit, et avoit tenu long-temps la garnison et fort chastel de Ventadour en Limousin, et sur les bandes d’Auvergne et de Bourbonnois. Ce Geoffroy ne s’en fût jamais parti, pour nul avoir ; car il tenoit ledit chastel de Ventadour comme son bon héritage ; et avoit mis tout le pays d’environ à certains pactis ; et, parmi tous ces pactis, toutes gens labouroient en paix dessous lui et demeuroient. Et tenoit là état de seigneur ; mais trop cruel étoit et trop périlleux quand il se courrouçoit, car il ne faisoit compte d’occire un homme, non plus comme une bête. Or devez-vous savoir, pour approcher les besognes, que, quand les nouvelles vinrent premièrement en Auvergne et en Limousin pour celle taille lever et recueillir, commune renommée couroit que ceux de Ventadour se départiroient de leur fort, et rendroient la garnison au duc de Berry ; et en seroit ie pays quitte et délivré. Pour ces nouvelles s’accordèrent toutes gens à la taille ; et payoient moult volontiers. Quand les bonnes gens virent le contraire, et que ceux qui le plus soigneusement couroient sur le pays étoient ceux de Ventadour, si furent tous déconfits ; et tinrent leur argent de la première cueillette à perdu : et dirent que jamais ne payeroient croix, ni maille, ni denier, si ceux de Ventadour n’étoient tellement contraints, qu’ils ne pussent issir hors de leur fort.

Les nouvelles en vinrent au duc de Berry, qui étoit souverain regard, et avoit tout le pays d’Auvergne, de Rouergue, de Quersin, de Gevaudan et de Limusin en garde. Si pensa sus un petit, et dit que les bonnes gens avoient grand droit de cela dire et faire, et que voirement on s’acquittoit petitement quand on n’y mettoit tel siége qu’ils ne pussent issir hors de leur fort. Adoncques furent ordonnés, de par le duc de Berry, et aux coustages du pays la greigneur partie, quatre cens lances de bonnes gens d’armes, pour assiéger Ventadour, par bastides ; desquels gens d’armes on fit souverains capitaines messire Guillaume de Lignac et messire Jean Bonne-Lance, un gracieux et vaillant chevalier de Bourbonnois. Or s’en vinrent ces chevaliers et seigneurs, et ces gens d’armes, mettre le siége au plus près qu’ils purent de Ventadour. Et mirent bastides en quatre lieux ; et firent faire, par les hommes du pays, grands tranchis et roullis sur les détroits par où ils avoient usage de passer et de repasser ; et leur furent faites moult d’estraintes. Mais Geoffroy Tête-Noire n’en faisoit que peu de compte, car il sentoit la garnison pourvue de toutes choses, et ne leur venist-il rien de nouvel pour eux rafreschir, de sept ans[1] ; et si siéd le chastel en si fort lieu, et sur telle roche, que assaut qu’on lui peut faire ne lui peut porter nul dommage. Et, nonobstant ces siéges et ces bastides, si issoient-ils à la fois hors, par une poterne qui ouvre entre deux roches, à la couverte, aucuns compagnons aventureux, et chevauchoient sur le pays pour trouver aucuns bons prisonniers. Autre chose ne ramenoient-ils en leur fort, car ils ne pussent, pour les étroites montagnes et divers passages où ils passoient : et si ne pouvoit-on leur clorre, de nul côté, celle issue ni celle allée, si à l’aventure, sept ou huit lieues en sus de leur fort, on ne les trouvoit sur les champs. Et quand ils étoient rentrés en la trace de leur chemin, qui bien duroit trois lieues, ils étoient aussi assurés que donc que ils fussent en leur garnison. Ainsi tinrent-ils celle ruse un long temps ; et fut le siége plus d’un an devant le chastel, par l’ordonnance que je vous dis ; mais on leur tollit grand’foison de rédemption du pays et des pactis. Nous nous souffrirons à parler de Ventadour, et nous nous rafreschirons d’autres matières.

  1. C’est-à-dire, lors même que de sept ans ils ne pourraient avoir aucune nouvelle provision.