Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XCVI

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 662-664).

CHAPITRE XCVI.

Comment le corps saint du cardinal Pierre de Luxembourg fesoit merveilles de miracles en Avignon ; comment par grand accident le roi de Navarre mourut en la cité de Pampelune, et comment monseigneur Charles son fils ains-né fut couronné.


En ce temps et en celle saison furent les nouvelles épandues de saint Pierre de Luxembourg, le cardinal, et que son corps étoit saintis en la cité d’Avignon, et lequel en ces jours faisoit, et fit merveilles de miracles, et tant et si grand’foison qu’innumérables. Ce saint cardinal avoit été fils au comte Guy de Saint-Pol qui demeura en la bataille de Julliers. Si vous dis que ce saint cardinal fut un homme en son temps de très bonne, noble, sainte et dévote vie, et fit toutes œuvres plaisantes à Dieu. Il étoit doux, courtois et débonnaire, vierge et chaste de son corps, et large aumônier. Tout donnoit et départoit aux povres gens ; rien ne retenoit des biens de l’église, fors que pour simplement tenir son état. Le plus du jour et de la nuit il étoit en oraisons. Les vanités et superfluités et les pompes de ce monde il fuyoit et eschevoit ; et tant fit que Dieu, en sa jeunesse, l’appela en sa compagnie ; et, tantôt après son trépas, il fit grands miracles et apperts ; et ordonna à être enseveli au sépulchre commun des povres gens ; et en toute sa vie n’y eut qu’humilité ; et là gît, et fut mis en la chapelle de saint Michel.

Le pape et les cardinaux, quand ils virent que les miracles du corps saint se multiplioient ainsi, en escripvirent au roi de France, et par espécial à son frère aîné, le comte Waleran de Saint-Pol : et lui mandèrent qu’il allât en Avignon. Le comte ne s’en voult point excuser ni deporter d’y aller, mais y alla ; et donna de belles lampes d’argent, qui sont devant son autel. On se pourroit émerveiller de la grand’créance, que ceux du pays de là environ y avoient, et des visitations qu’ils y faisoient, et des présens que rois, ducs, comtes, dames et gens de tous états faisoient. Et en ces jours que je fus en Avignon, car par là, pour le voir, je retournai de la comté de Foix, de jour en jour ces œuvres et magnificence s’augmentoient ; et me fut dit qu’il seroit canonisé. Je ne sais pas comment depuis il en est avenu.

Or, si je vous ai parlé de la mort de ce saint homme, je vous parlerai aussi, car point n’en ai parlé encore, de la mort d’un roi, par lequel vie celle histoire en plusieurs lieux est moult augmentée ; mais ses œuvres furent autres que raisonnables, car par lui, et par ses incidences, le royaume de France eut moult affaire en son temps. Vous devez entendre que c’est pour le roi de Navarre.

On dit, et voir est, qu’il n’est chose si certaine que la mort, et chose si peu certaine que d’heure de la mort. Je le dis à ce propos que le roi de Navarre ne cuidoit point, quand il mourut être si près de sa fin, car espoir, s’il l’eût sçu, par aventure se fût-il avisé, et n’eût point mis en termes, ni avant, ce qu’il mit. Il se tenoit en la cité de Pampelune en Navarre. Là lui vint en imagination et volonté qu’il convenoit qu’il eût sur son pays, et prensist par taille, la somme de deux cens mille florins ; et manda son conseil ; et leur dit qu’il vouloit qu’il fût ainsi. Son conseil n’osa dire non, car il étoit moult cruel. Adonc furent mandés à venir à Pampelune les plus notables des cités et bonnes villes du royaume de Navarre. Tous y vinrent : nul ne l’osa délayer.

Quand ils furent tous venus là, et assemblés au palais du roi, il même, sans autre moyen ni avant parler, remontra la querelle, car ce fut un roi subtilement enlangagé ; et dit ainsi, tout conclu, qu’il lui convenoit avoir la somme de deux cens mille florins ; et vouloit qu’une taille s’en fit ; et montra comme le riche seroit à dix francs pour taille, le moyen à cinq francs, et le petit à un franc. Celle requête ébahit moult fort le peuple, car l’année devant il avoit eu une taille en son pays de Navarre, qui avoit monté à la somme de cent mille francs, pour le mariage de sa fille, madame Jeanne, au duc Jean de Bretagne ; et encore de celle taille avoit grand foison à payer.

Le roi, quand il eut requis sa demande, requit qu’il fût répondu. Ils demandèrent lors à avoir conseil et délai pour parler ensemble. Il leur donna quinze jours de conseil à être là, voire les chefs et les riches des cités et des bonnes villes. La chose se départit sur cel état.

Les nouvelles s’épandirent parmi Navarre, de celle grosse taille ; et toutes gens, et plus les uns que les autres, en furent tous ébahis. Au quinzième jour, tous retournèrent à Pampelune ; voire ceux des bonnes villes et cités, et qui souverainement y étoient ordonnés ; et furent environ quarante notables hommes chargés, de par le pays, pour répondre. Le roi fut présent à la réponse, et voult qu’ils répondissent en un grand verger qui étoit en le palais en sus de toutes gens et enclos de hauts murs. Quand ils répondirent, ils dirent ainsi, et tous d’un accord, qu’il n’étoit pas possible, en remontrant la povreté du royaume, et comment la taille passée n’étoit pas encore toute payée ; et que pour Dieu il y voulsist remédier, car le pays n’étoit point aisé de le faire. Quand il vit qu’il ne viendroit pas aisément à son entente, il se mélancolia, et se départit d’eux, en disant : « Vous êtes mal conseillées ; parlez encore ensemble. » Puis entra en ses chambres, et ses gens aussi ; et laissa ces bonnes gens en ce verger, bien enclos et enfermés de hauts murs de tous côtés ; et commanda que nul ne les laissât issir hors, et que petitement on leur donnât à boire et à manger. Là demeurèrent-ils au nud ciel, en grand’doutance de leurs vies ; ni nul n’en osoit parler. Et veut-on bien supposer que par contrainte il fût venu à son entente, car jà en fit-il jusques à trois mourir et décoler, qui étoient, tant comme à son opinion, les plus rebelles, pour donner crémeur et exemple aux autres.

Or avint soudainement, par merveilleuse incidence, que Dieu y envoya un grand miracle ; vous orrez comment, selon ce que je fus informé en la comté de Foix, à Ortais, en l’hôtel du comte, par les hommes de Pampelune même ; car il siéd à deux journées ou à trois de là. Et me fut dit que ce roi en son vivant avoit toujours aimé femmes ; et encore, en ces jours, avoit-il une très belle demoiselle à amie, où à la fois il se déportoit, car de grand temps avoit été veuf. Une nuit il avoit ju avec elle ; si s’en retourna en sa chambre tout frileux, et dit à un de ses valets de chambre : « Appareillez-moi ce lit, car je m’y vueil un petit coucher et reposer. » Il fut fait ; il se dépouilla, et se mit en ce lit.

Quand il fut couché, il commença à trembler de froid ; et ne se pouvoit échauffer, car jà avoit-il grand âge, et environ soixante ans[1] ; et avoit-on d’usage, que, pour le réchauffer en son lit, et le faire suer, on boutoit une buccine d’airain, et lui souffloit-on air volant. On dit que c’étoit eau ardente, et que cela le réchauffoit et le faisoit suer. Si comme on avoit fait autrefois, sans lui faire mal ni déplaisir de son corps ni de sa personne, adonc on lui fit comme on avoit de coutume ; mais lors se tourna la chose en pis pour le roi, ainsi que Dieu ou le diable le vouldrent, car flambe ardente se bouta en ce lit, entre les linceulx, par telle manière que le roi, qui étoit là couché et enveloppé entre ces linceulx, fut atteint de cette flambe. On n’y put oncques venir à temps, ni lui secourir, qu’il ne fût tout ars, jusques à la boudine ; mais pour ce ne mourût pas si très tôt : ains vesquit quinze jours en grand’peine et en grand’misère ; ni surgien, ni médecin, n’y purent oncques remédier, qu’il n’en mourût[2]. Ce fut la fin du roi de Navarre. Et ainsi furent les bonnes gens délivrés et la taille quittée de non cueillir ni payer. Et son fils Charles, qui fut beau chevalier, jeune, grand et fort, et étoit au jour que je escripvis et chronisai celle histoire, fut roi de Navarre et des tenances : et se fit couronner, tantôt après l’obsèque fait de son père, en la cité de Pampelune.

  1. Charles-le-Mauvais n’avait que cinquante-cinq ans deux mois et vingt-deux jours.
  2. La Chronique de Saint-Denis, le moine anonyme de Saint-Denis et Juvénal des Ursins racontent autrement la mort de Charles-le-Mauvais ; voici le récit de la grande Chronique de Saint-Denis.

    « Au dit temps, le roi de Navarre qui étoit fils de la roine Blanche, fille du roi Louis dit Hutin, lequel roi par plusieurs fois fit des maux innombrables au royaume de France, alla de vie à trépassement ; à la mort duquel avoit un évêque de Navarre, comme on dit, lequel fit une manière de épitre à sa sœur de la mort du dit roy, en louant fort sa vie et sa fin. Mais autres qui en savoient, affirmoient que, pour ce que par vieillesse il étoit refroidi, fut conseillé qu’il fût enveloppé en un drap mouillé en eau-de-vie et y fût cousu dedans, et quand le drap seroit sec qu’on l’arrosât de la dite eau ; ce qui fut fait. Mais celui qui le cousoit avoit de la chandelle de cire allumée, et pour rompre le dit fil, il prit de la dite chandelle pour le couper et brûler. Mais il advint que le feu du fil alla jusque au drap ; et fut mis tout le dit drap en feu et en flambe ; et n’y pouvoit-on mettre remède ; et vécut le dit roi trois jours, criant et brayant, en très grandes et âpres douleurs ; et en cet état alla de vie à trépassement ; et disoit-on que c’étoit une punition divine. »

    Cette lettre d’un évêque de Navarre dont parlent les Grandes Chroniques est celle qu’écrivit l’évêque et chancelier de Navarre à la reine Blanche, sœur de Charles II et veuve de Philippe de Valois. Le moine anonyme de Saint Denis qui assure l’avoir vue, la donne en entier, mais sans paraître ajouter foi aux assertions de l’évêque. Secousse, dans ses mémoires sur Charles-le-Mauvais, regarde également cette lettre comme l’ouvrage d’un courtisan, qui aux dépens de la vérité voulait flatter la douleur de la reine Blanche en honorant la mémoire de son frère.

    Favin, dans son histoire de Navarre, pense que cette buccine d’airain qui soufflait air volant, et ces draps mouillés auxquels le feu prend, annonçaient tout simplement que le roi de Navarre, consumé de maladies honteuses, était obligé d’employer des fumigations et des bains sulfureux, et qu’il périt du double effet d’un refroidissement accidentel et de la débauche.

    Charles-le-Mauvais mourut le premier janvier 1386, ancien style, ou 1387, nouveau style ; et ce qui est assez curieux, et donne une juste idée de la difficulté des communications, c’est que le 2 mars 1386 avant Pâques (1387 N. S.), c’est-à-dire deux mois après sa mort, Charles VI lui fit faire son procès, comme à un homme vivant, par la cour des pairs.