Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre XCVIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 665-667).

CHAPITRE XCVIII.

Comment le duc de Bourgogne envoya quatre cens lances à la duchesse de Brabant ; et comment ils surprirent et brûlèrent la ville de Straulle en Guerles.


Le duc de Bourgogne ne mit pas en oubli ce qu’il promit à faire à sa belle ante, la duchesse de Brabant ; mais ordonna environ quatre cens lances de bonnes gens d’armes, Bourguignons et autres ; et en fit souverains capitaines deux chevaliers : le premier, messire Guillaume de la Trémoille, Bourguignon ; et l’autre, sire Servais de Méraude, Allemand, et leur dit : « Vous vous en irez, à tout votre charge, sur les frontières de Brabant et de Guerles, là où notre belle ante et son conseil vous ordonneront à tenir et être : et faites bonne guerre ; nous le voulons. »

Les deux chevaliers répondirent que ils étoient tout appareillés à faire ce qu’on voudroit. Si ordonnèrent leurs besognes, et mandèrent leurs gens ; et passèrent outre, le plus tôt qu’ils purent ; et s’avallèrent devers Brabant, et signifièrent leur venue à la duchesse, et passèrent parmi sa terre de Luxembourc. Ils furent mis et menés, par l’ordonnance du maréchal de Brabant et du conseil de la duchesse, dedans les trois chastels que le duc de Guerles chalengeoit, et lesquels il vouloit avoir, pour tant qu’ils avoient été engagés, Gaugelch, Buch, et Mille. Et là se tinrent en garnison ; et firent bonne frontière, et étoient à la fois sur les champs pour rencontrer leurs ennemis. Le duc de Guerles se fortifia à l’encontre, et pourvéy ses villes et ses chastels à l’encontre de ses ennemis, car il vit bien que la guerre étoit ouverte. Or advint aussi, que messire Guillaume de la Trémouille, qui se désiroit à avancer et à faire chose par quoi on sçût qu’il étoit au pays, jeta sa visée un jour sur une ville en Guerles, à quatre lieues de son fort, laquelle on appelle Straulle. Si en dit secrètement toute son intention à messire Servais de Méraude, son compagnon, et l’emprise qu’il vouloit faire. Le chevalier s’y accorda légèrement, car il se désiroit aussi à armer et chevaucher ; et cueillirent leurs compagnons des garnisons qu’ils tenoient ; et se trouvèrent tous ensemble ; et se départirent environ mie-nuit de Buch et chevauchèrent le grand trot vers Straulle ; et avoient guides qui les menoient, et vinrent sur le jour assez près de Straulle. Adoncques s’arrêtèrent-ils, et prirent illecques nouvelle ordonnance. Et me fut dit que messire Servais, atout trente lances d’Allemagne, se départit de celle route, pour venir devant, conquérir la porte et là tenir, tant que messire Guillaume de la Trémouille et la grosse route seroient venus ; car à chevaucher tant de gens ensemble, on s’en apercevroit ; mais, pour un petit de gens, on cuideroit que ce fussent gens que le duc de Guerles y envoyât, pour rafreschir la garnison, ou que ses gens chevauchassent de garnison à autre.

Ainsi fut fait comme il fut ordonné ; et se départit messire Servais de Méraude atout trente lances d’Allemands, et chevauchèrent tout devant celle place de Straulle. Bien trouvèrent sur le chemin, du matin, hommes et femmes qui alloient en la ville, car en ce jour il étoit jour de marché ; et, ainsi comme ils les trouvoient, ils les saluoient en Allemand et passoient outre. Ces gens du pays cuidoient que ce fussent des gens du duc de Guerles qui vinssent là en garnison. Messire Servais et sa route chevauchèrent tant qu’ils vinrent à la porte, et la trouvèrent toute ouverte et à petit de garde ; et étoit si matin que moult de gens étoient encore en leurs lits. Ils s’arrêtèrent là, et furent seigneurs de la porte ; et véez-ci venir tantôt, les grands gallops, messire Guillaume de la Trémouille et sa grosse route ; et se boutèrent en celle ville en écriant leurs cris. Ainsi fut la ville gagnée ; ni oncques défense n’y eut, car les hommes de la ville qui point ne pensoient que François dussent faire telle emprise étoient encore en leurs lits. Ce fut la nuit Saint-Martin, en hiver, que celle entreprise fut faite, et la ville de Straulle en Guerles gagnée ; et vous dis que, trois jours en devant, y étoit entré un chevalier d’Angleterre, atout dix lances et trente archers que le roi d’Angleterre y avoit envoyés. On nommoit le chevalier messire Guillaume Fit-Raoul. À cette heure, que l’estourmi monta, et le haro, il étoit en son hôtel et se commençoit à découcher. Si entendit les nouvelles que leur ville étoit prise. « Et de quelles gens ? » demanda-t-il. « De Bretons, » répondirent ceux qui à lui parlèrent. « Ha ! dit-il, Bretons sont malles gens ; ils pilleront et ardront la ville, et puis ils s’en partiront. Et quel cri crient-ils ? » — « En nom Dieu, sire, ils crient : la Trémouille ! »

Adonc fit le chevalier anglois fermer et clorre son hôtel et s’arma, et tous ses gens aussi, et se tint là dedans, pour savoir si point de rescousse y avoit ; mais nenny, car tous étoient si ébahis, qu’il fuyoient l’un çà l’autre là, les povres gens au moustier, et les autres vuidoient la ville, par une autre porte, et guerpissoient tous. Les François boutèrent le feu en la ville, pour encore ébahir plus fort les gens, en plusieurs lieux ; mais il y avoit de grands hôtels de pierre et de brique ; si ne s’y pouvoit le feu attacher ni prendre légèrement. Nequedent la greigneur partie de la ville fut arse, et si nettement pillée et robée, que rien de bon n’y demoura tant qu’ils le pussent trouver ; et eurent des plus riches hommes de la ville à prisonniers ; et fut pris le chevalier anglois en bon convenant ; car, quand il vit que tout alloit mal, il fit son hôtel ouvrir, car il doutoit le feu, pourtant que de premier il véoit grands fumées en la salle ; et se mit tout devant son hôtel, son penon devant lui, et ses gens, archers et autres, et là se défendirent vaillamment et bien ; mais en la fin il fut pris, et se rendit prisonnier à messire Guillaume de la Trémouille, et toutes ses gens furent pris, et petit en y eut de morts.

Quand les François eurent fait leur volonté de la ville de Straulle en Guerles, et leur varlets eurent mis à voie tout leur pillage, ils se départirent, car ils n’eurent pas conseil d’eux là tenir ; ils eussent fait folie ; et se mirent au retour, devers leurs garnisons dont ils étoient partis.

Ainsi alla de celle aventure, et eut le duc de Guerles celle première buffe et ce premier dommage ; dont il fut moult courroucé quand il sçut les nouvelles. Il étoit pour ces jours à Nimaiges, mais il vint là tantôt atout grands gens d’armes, et cuida moult bien là trouver les François. Si fit remparer le lieu et le repourvoir d’autres gens d’armes, qui furent depuis plus diligens de garder la ville, qu’ils n’avoient été pardevant. Ainsi avient des aventures ; les uns perdent une fois et une autre fois le regagnent. Moult furent la duchesse de Brabant et tous ceux de Brabant réjouis de celle aventure ; et y acquirent messire Guillaume de la Trémouille et messire Servais de Méraude grand’gràce : et adonc disoient-ils communément parmi le pays, qu’à l’été qui venoit, sans nulle faute, ils iroient mettre le siége devant la ville de Gavres, et ne s’en partiroient jusques à ce qu’ils l’auroient, car ils se trouveroient assez gens pour ce faire. Quand le duc de Bourgogne eut ouï ces nouvelles, comment ses gens, qui étoient en garnison en Brabant, se portoient bien, si en eut grand’joie ; et, pour eux encore mieux encourager et donner bonne volonté, il escripvoit souvent à messire Guillaume son chevalier.

Ainsi se tinrent-ils là tout cel hiver, grandement bien gardant leur frontière : ni aussi ils ne prirent point de dommage ; et aussi les chastels et villes de Guerles, depuis la prise de la ville de Straulle, furent plus soigneux d’eux garder, qu’ils n’avoient été au devant.

Or vous vueil-je recorder d’une autre emprise que Perrot le Bernois fit en Auvergne, où il eut grand profit, et par quelle incidence il la mit sus : je le vous dirai tout au long de la matière.