Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre I

CHAPITRE PREMIER.


Comment le duc de Bourgogne retourna en France ; d’aucuns incidents et du grand amas et assemblée de gens que le duc d’Aujou fit pour assiéger Bergerac.


Vous avez bien ci-dessus ouy recorder comment le duc de Bourgogne fit une chevauchée ès marches de Picardie qui fut moult honorable pour lui et profitable pour les François, et comment il ordonna en Artois, ens ès châteaux dont il tenoit la possession, capitaines et gens d’armes pour les tenir, et par espécial en la ville de Ayre ; et y établit à demeurer le vicomte de Meaux et le sire de Sempy : ceux la firent remparer et fortifier malement, combien qu’elle fût forte assez devant.

Le roi de France, qui de ces nouvelles fut trop grandement réjoui et qui tint à bonne et belle cette chevauchée, envoya tantôt ses lettres à Saint-Omer, et commanda que la ville d’Ayre fût bien garnie et pourvue de toutes pourvéances grandement et largement : tout fut fait ainsi qu’il le commanda. Si se défit cette chevauchée, mais le sire de Cliçon et les Bretons ne dérompirent point leur route ; mais le plus tôt qu’ils purent retournèrent vers Bretagne, car nouvelles si étoient venues au seigneur de Cliçon et aux Bretons, eux étant devant Ayre, que Janekin le Clerc, un écuyer d’Angleterre et bon hommes d’armes étoit issu d’Angleterre et venu en Bretagne et avoit mis les bastides[1] devant Brest. Pourquoi les Bretons retournèrent le plus tôt qu’ils purent et emmenèrent messire Jaquèmes de Wertain sénéchal de Haynaut avecques eux. Et le duc de Bourgogne s’en retourna en France de-lez le roi son frère.

En ce temps-là se faisoit une grande assemblée de gens d’armes en la marche de Bordeaux, au mandement du duc d’Anjou et du connétable ; car ils avoient une journée arrêtée contre les Gascons-Anglois, de laquelle je parlerai plus pleinement, quand j’en serai mieux informé que je ne suis encore.

En ce temps-là que le duc de Bourgogne fit son armée en Picardie, si comme il est contenu ci-dessus, le duc d’Anjou étoit en la bonne cité de Toulouse de-lez madame sa femme, et visoit et soutilloit nuit et jour comment il pourroit porter contraire et dommage aux Anglois ; car il sentoit encore plusieurs villes et châteaux sur la rivière de la Dordogne et ès frontières de Rouergue, de Toulousain et de Quersin, qui contrarioient grandement le pays et travailloient toutes gens dont il avoit l’obéissance. Si s’avisa qu’il y pourverroit de remède ; et jeta son avis à aller mettre le siége devant Bergerac[2], pour tant qu’elle est la clef de la Gascogne, tant que sur la frontière de Rouergue, de Quersin et de Limosin. Et pourtant que il sentoit plusieurs grands barons de Gascogne bons Anglois et contraires à lui, tels que le seigneur de Duras, le seigneur de Rosem, le seigneur de Mucident, le seigneur de Langurant, le seigneur de Gernoz et de Carlez, messire Pierre de Landuras et plusieurs autres, il s’avisa que il feroit un puissant et grand mandement pour résister contre les dessus dits, et être si fort que pour tenir les champs. Si escripsit devers messire Jean d’Armignac que à ce besoin il ne lui voulsist faillir, et aussi devers le seigneur de la Breth ; et avoit mandé en France le connétable et le maréchal de France messire Louis de Xancerre, et aussi le seigneur de Coucy[3] et plusieurs chevaliers et écuyers en Picardie, en Bretagne et en Normandie, qui tous étoient désirans de lui servir et de leurs corps avancer. Et jà étoient venus le connétable et le maréchal de France. Bien savoit le duc d’Anjou qu’il avoit un grand différend entre les cousins et amis des seigneurs de Pommiers, Gascons, et messire Thomas de Felleton, grand sénéchal de Bordeaux et de Bordelois. La raison pourquoi je la vous dirai et éclaircirai ci-après.

  1. Sauvage, annot. II, corrige ainsi cet endroit : avoit mis les Anglois devant Brest. Il croit que les Anglais n’auraient pas eu de raison de mettre des bastides devant Brest, parce que cette place ne nous appartenait pas. Mais si l’on élevait des bastides pour attaquer les villes, on s’en servait aussi pour les défendre.
  2. À six lieues de Périgueux et à dix de Sarlat ; elle est située dans une grande plaine sur la Dordogne.
  3. Enguerrand VII, dernier des mâles de sa maison, qui posséda la seigneurie de Coucy, mort à Burse en Bithynie le 18 février 1397. Enguerrand de Coucy avait, ainsi qu’on l’a vu, épousé en premières noces Isabelle d’Angleterre, fille aînée d’Édouard III. Après la mort de ce prince, il rompit ses liaisons avec l’Angleterre pour s’attacher au roi de France. En conséquence Richard II fit saisir les domaines qu’il possédait en Angleterre.