Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCXCVII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 720-721).

CHAPITRE CCCXCVII.


Comment la garnison de Cherbourg déconfit la garnison de Montbourg ; et comment messire Guillaume des Bordes fut pris et rançonné ; et de la bonne pourvéance que le roi Charles de France y fit.


Tant chevauchèrent l’un sur l’autre que messire Guillaume des Bordes se partit une matinée de Montbourg, et toute sa garnison, en volonté de chevaucher devant Cherbourg et combattre messire Jean de Harleston, s’il le pouvoit attraire aux champs. Si s’en vint bien ordonné et appareillé à toute sa puissance, tant de gens d’armes comme d’arbalêtriers et de gens à pied. D’autre part messire Jean de Harleston, qui rien ne savoit du fait des François, eut volonté aussi de chevaucher ce jour : si fit sonner ses trompettes et armer toutes ses gens d’armes tant de cheval comme de pied, et tout traire aux champs, et ordonna qui demeureroit en la forteresse ; puis chevaucha en grand arroy et bonne ordonnance, comme cil qui bien le savoit faire ; et ordonna messire Jean Oursellé avec les gens de pied pour eux mener et conduire ; après ce ordonna ses coureurs. Aussi avoit fait messire Guillaume des Bordes. Et tant chevauchèrent en cette manière de l’un côté et de l’autre que les coureurs se trouvèrent, et s’entrechevauchèrent de si près que les coureurs anglois virent et avisèrent à plein les François, et aussi les coureurs françois trouvèrent et avisèrent les Anglois ; et se retrait chacun à son côté, rapportant la vérité des ennemis.

Lors furent les deux capitaines lies, car ils avoient trouvé ce qu’ils quéroient ; car ils désiroient moult à trouver l’un l’autre. Quand les deux capitaines eurent ouï le rapport de leurs coureurs, chacun recueillit ses gens bien et sagement, et firent développer leurs pennons en approchant l’un de l’autre ; et étoient les gens de pied anglois avec les gens d’armes. Sitôt qu’ils furent entr’approchés si près que à un trait d’arc, les François mirent pied à terre ; et aussi firent les Anglois. Adonc commencèrent archers et arbalêtriers à traire fort et roidement, et gens d’armes à approcher, les glaives au poing, abaissés, rangés et serrés si près que plus ne pouvoient. Lors s’assemblèrent-ils de tous côtés ; et commencèrent à pousser, à bouter et férir de glaives et de haches et d’épées : là eut dure bataille, forte et bien combattue : là vit-on gens d’armes éprouver leurs prouesses. Là étoit messire Guillaume des Bordes armé de toutes pièces, une hache en sa main, et frappoit à dextre et à senestre : tout ce qu’il consuivoit à plein coup, il ruoit par terre : là fit-il tant d’armes et de prouesses de son corps que à toujours il en doit être loué et prisé ; et ne demeura mie en lui qu’il ne mît tous les Anglois à déconfiture. D’autre part messire Jean Harleston, capitaine de Cherbourg, se combattoit bien et vaillamment, une hache en sa main, pied avant l’autre. Et bien y besognoit, car il avoit à dure partie à faire et durs combattans. Là eut maintes vaillantises faites ce jour, maintes appertises d’armes, maintes prises et maintes rescousses : qui étoit abattu, c’étoit sans relever. Là eut maint homme mort et navré et mis à grand meschef : là fut messire Jean Harleston porté par terre et en très grand’avenlure de sa vie ; mais par force d’armes il fut rescous et relevé.

La bataille dura longuement, et moult fort fut combattue et bien continuée, tant d’un côté comme d’autre, et ne l’eurent mie les Anglois d’avantage ; car il y en eut plusieurs morts et navrés et meshaignés angoiseusement ; et aussi pareillement des François. Finablement les Anglois se combattirent si longuement et de si grand cœur qu’ils obtinrent la place ; et furent les François déconfits et morts ou pris. Petit s’en sauva de gens d’honneur ; car ils s’étoient si fort combattus et mis si hors d’alaine et de puissance qu’ils n’avoient nul pouvoir d’eux partir ; ainsi vouloient tous mourir ou vaincre leurs ennemis. Là fut pris messire Guillaume Des Bordes en bon convenant, d’un écuyer de Hainaut appelé Guillaume de Baulieu, appert homme d’armes et qui grand temps avoit été Anglois ès forteresses de Calais, et étoit arrivé de Trasegnies. À cestui se rendit, dolent et courroucé de ce que la journée n’avoit été pour lui. Là vit-on Anglois mettre François à grand meschef, et plusieurs François prisonniers en la fin de la bataille, et maint gentilhomme mort, de quoi ce fut pitié.

Quand les Anglois eurent les morts dépouillés, messire Jean Harleston et les siens se partirent de la place et emmenèrent leurs prisonniers et leur gain arrière dedans Cherbourg. Si pouvez bien croire que les Anglois menèrent grand’joie cette nuit, de la bataille, aventure et journée que Dieu leur avoit donnée : si fut le dit messire Guillaume Des Bordes grandement fêté, conjoui et aise, de ce que on put faire, car sa personne le valoit bien. Cette déconfiture fut entre Montbourg et Cherbourg le jour Saint-Martin le Bouillant l’an mil trois cent soixante dix neuf[1].

Quand le roi de France sçut ces nouvelles, que la garnison de Montbourg et son capitaine étoient morts et pris, et que le pays étoit moult effréé de cette déconfiture, le roi, comme sage et bien avisé et pourvu en tous ses affaires, y pourvéit tantôt de remède ; et envoya sans délai à Montbourg grands gens d’armes de rechef pour garder les frontières et les forteresses et le pays à l’encontre de la garnison de Cherbourg. Et furent chefs de ces gens d’armes de par le roi de France messire Jean de Vienne et messire Hutin de Vremelles ; et tinrent les marches à l’encontre des Anglois. Mais depuis, par l’ordonnance du roi de France, ils abandonnèrent Montbourg et tout le pays et tout le clos de Cotentin qui étoit le plus gros pays du monde ; et fit-on toutes les gens, hommes et femmes, traire hors du pays du dit clos de Cotentin ; et abandonnèrent villes, maisons et possessions, et se retrairent toutes ces gens pardeçà le clos que on dit de Cotentin ; et tinrent les François frontière au Pont D’Ouve, à Carentan, à Saint-Lô et par toutes les marches sur le clos de Cotentin.


FIN DU PREMIER LIVRE DES CHRONIQUES DE SIRE JEAN FROISSART.

  1. Cette fête arrive le 4 juillet.