Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCXCVI

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 719-720).

CHAPITRE CCCXCVI.


Comment le château d’Auroy en Bretagne fut rendu François, et de la garnison française qui fut mise à Montbourg contre ceux qui étoient de piéça en la garnison du fort château de Cherbourg.


Encore étoit le châtel d’Auroy en la saisine du duc de Bretagne, qui tout coi étoit en Angleterre. Si y envoya le roi plusieurs seigneurs de France et de Bretagne, et y fut le siége mis grand et pleinier, et dura long-temps. Ceux d’Auroy, qui ne virent apparence d’être secourus de nul côté, entrèrent en traité, par condition que s’ils n’étoient secourus du duc de Bretagne ou du roi d’Angleterre, forts assez pour tenir la place, dedans certain jour dénommé, ils se devoient rendre ; ce traité fut accordé. Le jour vint, les François tinrent leur journée : nul ne s’apparut du duc de Bretagne ni des Anglois ; si fut le châtel rendu et mis en l’obéissance du roi de France, ainsi comme les autres châteaux et bonnes villes du pays de Bretagne étoient ; et se départirent ceux d’Auroy qui y étoient de par le duc de Bretagne.

L’an de l’incarnation de Notre Seigneur mil trois cent soixante-dix-neuf en la nouvelle saison, tantôt après Pâques, le roi Charles de France, qui vit comment ceux de Cherbourg guerroyoient durement le pays et gâtoient le clos de Cotentin, ordonna messire Guillaume des Bordes, vaillant chevalier et bon capitaine, à être gardien et souverain capitaine de Cotentin et de toutes les forteresses à l’encontre de Cherbourg. Si s’en vint le dit messire Guillaume atout belle route de gens d’armes et d’arbalêtriers Gennevois ; et vint gésir à Montbourg, dont il fit bastille contre Cherbourg ; et fit plusieurs chevauchées ; et très volontiers eût trouvé à jeu parti la garnison de Cherbourg ; car il ne désiroit rien tant qu’il les pût combattre ; car il se sentoit bon chevalier, vaillant, renommé, hardi et entreprenant, et considéroit qu’il avoit fleur de gens d’armes avecques lui de ses garnisons.

En ce temps même fut envoyé capitaine de Cherbourg un chevalier anglois, appelé messire Jean Harleston, de qui j’ai plusieurs fois parlé çà arrière ; si avoit été grand temps capitaine de Guines ; lequel monta en mer à Hantonne, à trois cents hommes d’armes et autant d’archers. Tant nagèrent qu’ils arrivèrent à Cherbourg ; et étoit de sa route un vaillant chevalier de Savoie, appelé messire Othe de Grantçon ; et des Anglois y étoient messire Jean Aubourg, messire Jean Oursellé et plusieurs chevaliers et écuyers. Sitôt qu’ils furent arrivés, ils mirent hors leurs chevaux et harnois et se rafreschirent aucuns jours, et mirent leurs besognes à point, et commencèrent à chevaucher sur le pays et faire grand’guerre. Aussi messire Guillaume des Bordes subtilloit nuit et jour comment et en quelle manière il leur pût porter dommage. Si sachez que en celle saison les deux capitaines mirent maintes embûches l’un sur l’autre à peu de fait ; car l’aventure ne donnoit mie qu’ils trouvassent l’un l’autre, fors aucuns compagnons qui s’aventuroient follement, tant pour honneur acquérir comme pour gagner et trouver aventures. Ceux s’entr’encontrèrent souvent et ruèrent l’un l’autre jus ; l’un jour gagnoient les François et l’autre perdoient, ainsi que faits d’armes se démènent.