Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCXCV

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 717-719).

CHAPITRE CCCXCV.


Comment la guerre recommença entre le roi de France et le roi de Navarre ; et comment cil perdit la comté d’Évreux fors Cherbourg, qui fut assiégé des François ; et de la chevauchée que le duc de Lancastre fit en Bretagne.


Vous avez ouï recorder ci-dessus la paix faite du roi de Navarre à Vernon, et comment il laissa ses deux fils de-lez leur oncle le roi de France. Depuis fut une soupçon avisée sur un écuyer, qui étoit en l’hôtel du roi de France de par le roi de Navarre avec les dits enfans, et fut cet écuyer nommé Jacques de Rue, et sur un clerc grand maître, qui étoit du conseil du roi de Navarre et grand gouverneur en la comté d’Évreux, et avoit nom maître Pierre du Tertre, lesquels furent cruellement justiciés à Paris ; et avant reconnurent devant le peuple qu’ils avoient voulu empoisonner le roi de France[1]. Adonc le roi de France mit sus grands gens d’armes dont il fit chef le connétable, avec lui le seigneur de la Rivière et plusieurs barons et chevaliers, lesquels descendirent en Normandie devant les forteresses du roi de Navarre, qui étoient belles, nobles et bien garnies, et mirent le siége devant une belle forteresse appelée le Pont-Audemer. Et avoient les François grands engins et plusieurs canons et grands habillements d’assaut, dont ils contraignirent moult la forteresse ; mais ceux de dedans se tinrent moult vaillamment ; si y eut plusieurs assauts et escarmouches. Longtemps dura le siége ; le châtel fut moult débrisé et ceux de dedans durement oppressés : plusieurs fois furent requis du connétable qu’ils se rendissent, ou tous seroient morts si ils étoient pris par force : c’étoient les promesses que le connétable promettoit par coutume. Les Navarrois véoient leurs vivres défaillir, et sentoient le roi de Navarre trop loin d’eux ; si rendirent la forteresse, puis furent conduits à Cherbourg et emportèrent leurs biens. La forteresse fut abattue et arrasée par terre, qui maints deniers avoit coûté à faire, et aussi les murs et toutes les tours du Pont-Audemer furent abattues. Puis vinrent les François assiéger la forteresse de Mortain, et y furent grand temps ; mais ceux de dedans, qui ne véoient nul secours apparant du roi de Navarre, et aussi que les autres forteresses navarroises n’étoient mie fortes pour résister aux François, se rendirent, en telle manière comme ceux de Pont-Audemer avoient fait. Et sachez qu’en celle propre saison le connétable mit en l’obéissance du roi de France toutes les villes, châteaux et forteresses de la dite comté ; et furent tous les châteaux de la comté d’Évreux rués par terre, et toutes les bonnes villes décloses, afin que jamais guerre ne pût sourdre au royaume de France de châtel ni de forteresse que le roi de Navarre tînt en la comté d’Évreux. Aussi y fit courir le roi de France les gabelles et subsides, ainsi qu’ils couroient parmi le royaume de France.

D’autre parti le roi d’Espagne fit entrer au royaume de Navarre son frère le Bâtard d’Espaigne[2] à tout grands gens d’armes, lesquels commencèrent à exiller le pays et à conquérir villes et châteaux ; et ne pouvoit le roi de Navarre entendre à rien que à résister à l’encontre. Lors signifia le roi de Navarre son état au roi Richard d’Angleterre, afin qu’il lui voulsist aider pour résister à l’encontre du roi de France en sa comté d’Évreux, et il, de sa personne, demeureroit en Navarre pour garder ses villes et forteresses à l’encontre du roi d’Espaigne. Pourquoi le roi Richard, par le conseil qu’il eut, lui envoya messire Robert de Ros atout une route de gens d’armes et d’archers, lesquels descendirent à Cherbourg ; et aussi s’y étoient recueillis tous ceux des forteresses de la comté d’Évreux, qui avoient été gagnés du connétable de France.

Quand ils furent tous ensemble en la dite forteresse, il y eut belle et grosse garnison, et toutes gens d’armes d’élite ; et pourvurent icelle forteresse de vivres ; car ils pensoient là être assiégés. Quand le connétable et le sire de la Rivière, atout leur grosse route, eurent tout l’été hostoyé parmi la comté d’Évreux, et qu’il n’y eut rien demeuré appartenant au roi de Navarre, que tout ne fût déclos et en l’obéissance du roi de France, ils vinrent devant Cherbourg, un bel châtel, fort et noble, lequel fonda premièrement Julius César quand il conquit l’Angleterre, et est un port de mer. Les François l’assiégèrent de tous côtés, fors que par la mer, et se aménagèrent et pourvéirent pour demeurer sans partir devant qu’ils l’eussent pris. Messire Robert de Ros et sa route faisoient maintes saillies de jour et de nuit, et n’étoit nul jour que l’on ne fît escarmouche ; et n’y requirent oncques les François à faire fait d’armes qu’ils ne trouvassent à qui ; et y eut moult combattu et jouté par fer de lance et de glaive, et plusieurs morts et pris, tant d’un côté comme d’autre.

Le siége pendant, qui dura tout le demeurant de l’été, messire Olivier du Guesclin, frère au connétable, se mit en embûche, en murailles anciennes et ruineuses de-lez la dite forteresse, puis fit encommencer une escarmouche aux bailles ; et furent les François reboutés et reculés jusques à l’embûche du dit messire Olivier, lequel à toute sa route saillit hors, le glaive au poing, et courut, avisé de ce qu’il et les siens devoient faire, sur les Anglois et Navarrois fièrement. Là eut dur encontre, tant d’un côté comme d’autre, et y eut maint homme renversé par terre, mort, navré, pris et rescous. Finablement messire Olivier du Guesclin fut pris et fiancé prisonnier d’un écuyer Navarrois, appelé Jean le Coq, appert homme d’armes, et fut tiré dedans Cherbourg, et fina l’escarmouche plus au dommage des François que des Anglois. Et fut le dit messire Olivier envoyé en Angleterre, et demeura grand temps prisonnier à Londres ; puis fut rançonné à grand’mise.

Ainsi demeurèrent les François devant Cherbourg jusques bien avant en l’hiver, à petit de conquêt. Si considérèrent qu’ils gâtoient leur temps et que Cherbourg étoit imprenable, et que tout rafreschissement, tant de vivres comme de gens d’armes, leur pouvoit venir par mer ; pourquoi les François se délogèrent et mirent bonnes garnisons à l’encontre de Cherbourg ; c’est à savoir, au Pont-d’Ouve, à Carentan, à Saint-Lô, à Saint-Sauveur-le-Vicomte : puis donna le connétable congé à tous ceux de sa route : si se trait chacun en son lieu ; et fut en l’an mil trois cent soixante dix-huit.

Vous avez bien ouï ci-dessus comment le duc de Bretagne s’étoit parti de Bretagne et avoit amené avec lui sa femme en Angleterre. Si demeurèrent en leurs terres qu’ils avoient au dit royaume, que on appeloit la comté de Richmond, et mettoit le duc grand’peine à avoir aide du jeune roi Richard d’Angleterre, pour reconquerre son pays qui étoit tourné François ; mais il n’en pouvoit être ouï.

Cependant advint que le duc de Lancastre fut informé que, s’il venoit en Bretagne atout une bonne armée, il auroit aucuns forts qui se rendroient à lui, par espécial Saint-Malo de l’Isle, une belle forteresse et hâvre de mer. Lors le duc de Lancastre mit sus une grosse armée et vint à Hantonne. Là fit appareiller vaisseaux et pourvéances : si entra en mer atout foison de seigneurs, de gens d’armes et d’archers d’Angleterre ; et fut en cette route le sénéchal de Hainaut et le chanoine de Robertsart. Si nagèrent tant qu’ils vinrent à Saint-Malo. Sitôt qu’ils furent à terre, ils issirent de leurs vaisseaux et déchargèrent toutes leurs pourvéances : si se trairent devant la ville de Saint-Malo et y bâtirent siége de tous côtés. Ceux de la ville ne furent mie trop effréés ; car ils étoient bien pourvus de vitaille, de gens d’armes et d’arbalêtriers qui vaillamment se deffendirent, et y fut le duc un grand temps.

Quand le connétable de France et le sire de Cliçon le sçurent, ils firent un grand mandement de tous côtés ; et vinrent devers Saint-Malo pour lever le siége ; et cuidoit-on plusieurs fois que la bataille se dût faire entre les deux parties. Et firent les Anglois plusieurs fois leurs gens ordonner tous prêts pour combattre : mais oncques le connétable de France ni le sire de Cliçon n’approchèrent si près que bataille se pût faire entre eux. Adonc, quand les Anglois eurent là été un grand temps, et qu’ils virent bien que ceux de la ville n’avoient nulle volonté de eux rendre, le duc de Lancastre eut conseil de déloger, car il véoit bien que là perdoit son temps. Si entra en mer et retourna en Angleterre, et donna congé à toutes manières de gens d’armes, et s’en alla chacun en son lieu.

  1. Sur le procès de Jacques de Rue et de du Tertre, et leur condamnation, voyez les Mémoires de Charles-le-Mauvais.
  2. Ce n’est pas un de ses frères, mais son fils D. Juan, que le roi Henri envoya contre le roi de Navarre, qui de son côté avait engagé quelques capitaines des compagnies. Ayala cite parmi ces derniers l’Anglais Thomas Trivet et le Gascon Perducas de Labret. L’infant D. Juan rentra au mois de novembre en Castille, après avoir ravagé les environs de Pampelune et avoir saisi quelques places frontières de la Navarre.