Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCXCIV

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 715-717).

CHAPITRE CCCXCIV.


Des autres forteresses d’entour Calais qui furent prises par le duc de Bourgogne, et du sire de Gommignies qui alla s’excuser en Angleterre de la prise d’Ardre ; et comment le roi de France fit remparer toutes les forteresses de ce lez.


Le propre jour que Ardre se rendit[1], tout chaudement s’en vinrent quatre cents lances devant un autre petit fort, que on dit la Planche, où il y avoit Anglois qui le gardoient. Si furent environnés de ces gens d’armes ; et leur fut dit qu’ils ne savoient que faire de tenir, car Ardre s’étoit rendue ; et fussent tout ségurs, que s’ils se faisoient assaillir, ils seroient tous morts sans merci. Quand cils de la Planche ouïrent ces nouvelles, si furent tout ébahis, et se conseillèrent entre eux, et regardèrent que ils n’étoient que un petit de compagnons, et n’avoient mie trop forte place ; si valoit mieux que ils se rendissent, sauves leurs vies, puisque Ardre étoit rendue, que ils fissent pire marché. Si rendirent la forteresse, sauve leur vie et le leur, et furent conduits outre parmi ce traité, pour le péril des rencontres, jusques à Calais. Puis prirent les François la saisine de la Planche ; et dirent entre eux que bien ils le tiendroient, parmi l’aide d’Ardre et des autres forteresses que ils prendroient encore. À lendemain s’en vinrent les François devant Balinghehem, un chastel bel et fort en la comté de Guines, que les Anglois tenoient ; et n’y furent mie tous à celle empainte ; car le duc de Bourgogne étoit encore demeuré derrière et entendoit aux ordonnances d’Ardre, et au regarder quels gens y demeureroient et comment on le pourroit tenir contre les Anglois. Cils qui venoient devant Balinghehem étoient bien douze cents combattans. Si environnèrent le chastel et firent grand semblant de l’assaillir. À Balinghehem avoit fossés et grand roulis ainçois que on pût venir jusques aux murs ; mais cils François, targés et pavoisés, passèrent outre et rompirent les roulis, et pertuisèrent les murs. Quand les Anglois qui dedans étoient se virent assaillis de telle façon et entendirent que cils d’Ardre et de la Planche s’étoient rendus, si furent tout ébahis, et entrèrent en traités devers ces François. Finablement ils rendirent le chastel, sauves leurs vies et le leur ; et durent être conduits jusques à Calais, ainsi qu’il furent ; et les François prirent la possession de Balinghehem, qui s’en tinrent tout joyeux.

En après on vint devant un autre petit fort, qu’on appelle la Haye ; mais on trouva que les Anglois s’en étoient partis, et avoient bouté le feu dedans. Adonc s’en vint le duc de Bourgogne, et en sa compagnie tous cils barons dessus nommés, et leurs routes, devant Odruick un beau châtel et fort, duquel trois écuyers Anglois, qu’on dit les trois frères de Maulevrier, étoient capitaines ; et avoient avec eux des bons compagnons. Quand le duc de Bourgogne et ses gens furent venus jusques à là, ils l’environnèrent ; et leur fut demandé si ils se rendroient, et que ceux d’Ardre et de Balinghehem étoient rendus. Ils répondirent que ils n’en faisoient compte et qu’ils ne savoient rien de cela, et que point ne se rendroient ainsi. Quand on ouït cette réponse, adonc se logèrent toutes manières de gens ; ce fut par un merquedi ; et le jeudi toute jour on regarda comment on les pourroit assaillir. Ce château de Odruick est sur une motte environné d’eau et de fossés bien parfonds qui n’étoient mie légers à passer ; mais les Bretons s’affioient bien qu’il les passeroient. Adonc fit le duc de Bourgogne dresser ses engins et traire, ne sais, cinq ou six carreaux pour plus effréer ceux de dedans. Si en eut de ces carreaux qui, par force de trait, passèrent outre les murs et les pertuisèrent. Quand cils du châtel virent la forte artillerie que le duc avoit, si se doutèrent plus que devant ; mais toudis, jusques au dimanche, firent-ils grand semblant d’eux tenir et deffendre.

Entrues ordonnèrent les François et avoient jà ordonné toute leur besogne pour avoir l’avantage d’eux assaillir, et grand’foison de bois, de merriens, de velourdes et d’estrain pour remplir les fossés ; et étoient jà les livrées parties pour aller assaillir, et délivrées ainsi qu’usage est en tels besognes, et savoit chacun quelle chose il devoit faire ; et jà jetoient les canons, dont il y avoit jusques à sept vingt carreaux de deux cents pesant, qui pertuisoient les murs ; ni rien ne duroit devant eux, quand les trois frères de Maulevrier se mirent en traité envers le duc ; et m’est avis que ils rendirent la forteresse, sauve leur vie et le leur ; et furent conduits des gens du duc de Bourgogne jusques à Calais.

Vous devez savoir que messire Hue de Cavrelée, capitaine de Calais, et les gens d’icelle ville, furent moult émerveillés, quand si soudainement ils se virent en leur marche dégarnis de cinq châteaux ; et leur vint trop grandement à déplaisance, et par espécial de la bastide d’Ardre qui leur avoit été du temps passé un grand écu et confort contre les Artésiens ; et n’en savoient que supposer ; car le sire de Gommignies, combien que en devant ils l’aimassent, crussent et honorassent tant que à merveilles, il étoit maintenant tout hors de leur grâce ; et en murmuroient les aucuns villainement sur son parti, et tant que, lui étant à Calais, il s’en donna bien de garde, et perçut bien que les Anglois le regardoient fellement sur côté ; tant qu’il en parla et s’en conseilla à messire Hue de Cavrelée. Messire Hue de Cavrelée le conseilla loyaument et lui dit : « Sire de Gommignies, je ne vous oserois conseiller du contraire, pour votre honneur, que vous n’allez en Angleterre, et remontrez tout le fait ainsi qu’il va au duc de Lancastre et au conseil du roi, pourquoi vous en soyez excusé d’eux et du pays, et que vous en demeuriez sur votre droit et à votre honneur. On perd bien par fait de guerre plus grand chose que ne soit Ardre, Balinghehem ni Odruick ; et remontrez votre excusance de bonne façon ; car vous aurez assez à faire à vous excuser contre le pays, car toutes gens ne savent mie comment en tel parti d’armes on se peut ni doit maintenir : si en parlent les aucuns telle fois plus largement qu’à eux n’appartienne. »

Le sire de Gommignies retint en grand bien tout ce que messire de Cavrelée lui dit, et ordonna ses besognes pour passer outre en Angleterre ; et renvoya monseigneur Guillaume son fils, le seigneur de Vertaing, et son frère monseigneur Jacques du Sart et tous les compagnons de Hainaut, qui retournèrent simples et courroucés, ainsi que gens qui ont perdu leur saison pour un grand temps ; et le sire de Gommignies passa outre en Angleterre. Si se remontra au duc et au conseil du roi. Si lui fut bien dit à ce commencement que il avoit mal exploité, et fut grandement mal acccueilli de ceux de Londres, de la communauté, qui ne considéroient mie toutes choses ainsi que elles peuvent avenir ; mais le duc de Lancastre lui aida ses excusances à porter outre ; et demeura le sire de Gommignies sur son droit ; car on trouva bien que du rendage d’Ardre il n’avoit reçu ni or ni argent, et que tout ce que il en fit, ce fut par composition et traité pour eschiver plus grand dommage pour lui et pour ses compagnons. Or vous parlerons-nous du duc de Bourgogne comment il persévéra.

Quand le duc de Bourgogne eut fait cette chevauchée en la marche de Picardie, en celle saison, qui fut moult honorable pour lui et profitable pour les François de la frontière d’Artois et de Saint-Omer, il ordonna en chacun de ces châteaux, dont il tenoit la possession, capitaines et gens d’armes pour le tenir ; et par espécial en la ville d’Ardre, il y établit à demeurer le vicomte de Meaux et le seigneur de Sempy. Cils le firent remparer et fortifier malement, comment que elle fût forte assez devant.

Le roi de France, qui de ces nouvelles fut trop grandement réjoui, et qui tint à belle et bonne cette chevauchée, envoya tantôt ses lettres à ceux de Saint-Omer, et commanda que la ville d’Ardre fût bien garnie et pourvue de toutes pourvéances largement et grandement. Tout fut fait ainsi que il le commanda. Si se défit cette chevauchée, mais le sire de Cliçon et les Bretons ne dérompirent point leur route, mais retournèrent du plus tôt qu’ils purent vers Bretagne ; car nouvelles étoient venues au seigneur de Cliçon et aux Bretons, eux étant devant Ardre, que Janekins le Clercq, un écuyer d’Angleterre, et bon homme d’armes étoit d’Angleterre issu et venu en Bretagne, et mis les bastides devant Brest. Pourquoi les Bretons retournèrent du plus tôt qu’ils purent, et emmenèrent messire Jacques de Werchin, le sénéchal de Hainaut, avec eux. Et le duc de Bourgogne s’en retourna en France de-lez le roi son frère.

En ce temps se faisoit une grande assemblée de gens d’armes en la marche de Bordeaux, au mandement du duc d’Anjou et du connétable, car ils avoient une journée arrêtée contre les Gascons et Anglois, de laquelle je parlerai plus à plein quand j’en serai informé plus véritablement.

  1. Ardres se rendit aux Français le 7 de septembre 1377, suivant les Chroniques de France.