Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre XXXIII

CHAPITRE XXXIII.


Comment messire Jean de Clermont, maréchal de France, et messire Jean Chandos eurent grosses paroles ensemble.


Entrementes que le cardinal de Pierregort portoit les paroles et chevauchoit de l’un à l’autre, en nom de bien, et que le répit duroit, étoient aucuns jeunes chevaliers bachelereux et amoureux, tant de la partie des François comme des Anglois, qui chevauchèrent ce jour en costiant les batailles ; les François pour aviser et imaginer le convenant des Anglois ; et les chevaliers d’Angleterre celui des François, ainsi que en tels besognes telles choses aviennent. Donc il avint que messire Jean Chandos, qui étoit preux chevalier, gentil et noble de cœur, et de sens imaginatif, avoit ce jour chevauché et costié sur aile durement la bataille du roi de France, et avoit pris grand’plaisance au regarder, pourtant qu’il y véoit si grand’foison de noble chevalerie friquement armés et appareillés ; et disoit et devisoit en soi même : « Ne plaise jà à Dieu que nous partions sans combattre ; car si nous sommes pris ou déconfits de si belles gens d’armes et de si grand’foison comme j’en vois contre nous, nous n’y devrons avoir point de blâme ; et si la journée étoit pour nous, et que fortune le veuille consentir, nous serons les plus honorés gens du monde. »

Tout en telle manière que messire Jean Chandos avoit chevauché et considéré une partie du convenant des François, en étoit avenu à l’un des maréchaux de France, messire Jean de Clermont ; et tant chevauchèrent ces deux chevaliers qu’ils se trouvèrent et encontrèrent d’aventure ; et là eut grosses paroles et reproches moult félonnesses entre eux. Je vous dirai pourquoi. Ces deux chevaliers, qui étoient jeunes et amoureux, on le peut et doit-on ainsi entendre, portoient chacun une même devise d’une bleue dame ouvrée de bordure au ray d’un soleil sur le senestre bras ; et toujours étoit dessus leurs plus hauts vêtemens, en quelque état qu’ils fussent. Si ne plut mie adonc à messire Jean de Clermont ce qu’il vit porter sa devise à messire Jean Chandos ; et s’arrêta tout coi devant lui et lui dit : « Chandos, aussi vous désirois-je à voir et à encontrer ; depuis quand avez-vous empris à porter ma devise ? » — « Et vous la mienne ? ce répondit messire Jean Chandos. Car autant bien est-elle mienne comme vôtre. » — « Je vous le nie dit messire Jean de Clermont ; et si la souffrance ne fut entre les nôtres et les vôtres, je le vous montrasse tantôt que vous n’avez nulle cause de la porter. » — « Ha ! ce répondit messire Jean Chandos, demain au matin vous me trouverez tout appareillé du défendre et de prouver par fait d’armes que aussi bien est elle mienne comme vôtre. » À ces paroles ils passèrent outre ; et dit encore messire Jean de Clermont, en ramponnant plus avant messire Jean Chandos : « Chandos ! Chandos ! ce sont bien des pompes de vous Anglois qui ne savent aviser rien de nouvel, mais quant qu’ils voient leur est bel. »

Il n’y eut adoncques plus dit ni plus fait : chacun s’en retourna devers ses gens, et demeura la chose en cel état.