Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre XXXII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 342-343).

CHAPITRE XXXII.


Comment le cardinal de Pierregort se mit en grand’peine d’accorder le roi de France et le prince de Galles.


Quand les batailles du roi furent ordonnées et appareillées, et chacun sire dessous sa bannière et entre ses gens, et savoit aussi chacun quelle chose il devoit faire, on fit commandement de par le roi que chacun allât à pied, excepté ceux qui ordonnés étoient avec les maréchaux pour ouvrir et fendre les archers, et que tous ceux qui lances avoient, les retaillassent au volume de cinq pieds, parquoi on s’en pût mieux aider, et que tous aussi ôtassent leurs éperons. Cette ordonnance fut tenue ; car elle sembla à tout homme belle et bonne.

Ainsi que ils devoient approcher et étoient par semblant en grand’volonté de requerre leurs ennemis, vint le cardinal de Pierregort férant et battant devant le roi ; et s’étoit parti moult matin de Poitiers ; et s’inclina devant le roi moult bas, en cause d’humilité, et lui pria à jointes mains, pour si haut seigneur que Dieu est, qu’il se voulût abstenir et affréner un petit tant qu’il eût parlé à lui. Le roi de France qui étoit assez descendant à toutes voies de raison, lui accorda et dit : « Volontiers, que vous plaît-il à dire ? » — « Très cher sire, dit le cardinal, vous avez ci toute la fleur de la chevalerie de votre royarume assemblée contre une poignée de gens que les Anglois sont au regard de vous ; et si vous les pouvez avoir et qu’ils se mettent en votre mercy sans bataille, il vous seroit plus honorable et profitable à avoir par cette manière, que d’aventurer si noble chevalerie et si grand’ que vous avez cy : si vous prie, au nom de Dieu et d’humilité, que je puisse chevaucher devers le prince et lui montrer en quel danger vous le tenez. » Encore lui accorda le roi, et lui dit : « Sire, il nous plaît bien, mais retournez tantôt. » À ces paroles se partit le cardinal du roi de France et s’en vint moult hâtivement devers le prince, qui étoit entre ses gens tout à pied au fort d’une vigne, tout conforté par semblant d’attendre la puissance du roi de France. Sitôt que le cardinal fut venu, il descendit à terre, et se traist devers le prince qui moult bénignement le recueillit ; et lui dit le cardinal, quand il l’eut salué et incliné : « Certes, beau fils, si vous aviez justement considéré et imaginé la puissance du roi de France, vous me laisseriez convenir de vous accorder envers lui, si je pouvois. » Donc répondit le prince, qui étoit lors un jeune homme, et dit : « Sire, l’honneur de moi sauve et de mes gens, je voudrois bien encheoir en toutes voies de raison. » Adoncques répondit le cardinal : « Beau fils, vous dites bien, et je vous accorderai si je puis ; car ce seroit grand’pitié si tant de bonnes gens qui cy sont, et que vous êtes d’un côté et d’autre, venoient ensemble par bataille ; trop y pourroit grand meschef avenir. »

À ces mots se partit le cardinal du prince, sans plus rien dire ; et s’en revint arrière devers le roi de France et commença à entamer traités d’accord et à mettre paroles avant, et à dire au roi, pour lui mieux atraire à son intention : « Sire, vous ne vous avez que faire de trop hâter pour eux combattre ; car ils sont tous vôtres sans coup férir, ni ils ne vous peuvent fuir, ni échapper, ni éloigner : si vous prie que huy tant seulement et demain jusques à soleil levant vous leur accordez répit et souffrance. »

Adoncques commença le roi de France à muser un petit, et ne voulut mie ce répit accorder à la première prière du cardinal, ni à la seconde ; car une partie de ceux de son conseil ne s’y consentoient point, et par espécial messire Eustache de Ribeumont et messire Jean de Landas, qui étoient moult secrets du roi. Mais le dit cardinal, qui s’en ensonnioit en espèce de bien, pria tant et prêcha le roi de France, que il se consentit, et donna et accorda le répit à durer le dimanche tout le jour et lendemain jusques à soleil levant ; et le rapporta ainsi le dit cardinal moult vitement au prince et à ses gens, qui n’en furent mie courroucés, pourtant que toudis s’efforçoient eux d’avis et d’ordonnance.

Adonc fit le roi de France tendre sur les champs, au propre lieu où il avoit le répit accordé, un pavillon de vermeil samis[1] moult cointe[2] et moult riche, et donna congé à toutes gens de retraire chacun en son logis, exceptée la bataille du connétable et des maréchaux. Si étoient de-lez le roi, ses enfans et les plus grands de son lignage à qui il prenoit conseil de ses besognes.

Ainsi ce dimanche toute jour chevaucha et traveilla[3] le cardinal de l’un à l’autre ; et les eût volontiers accordés si il eût pu ; mais il trouvoit le roi de France et son conseil si froids qu’ils ne vouloient aucunement descendre à accord, si ils n’avoient des cinq les quatre, et que le prince et ses gens se rendissent simplement, ce que ils ne eussent jamais fait. Si y eut offres et paroles plusieurs, et de divers propos mis avant. Et me fut dit jadis des gens du dit cardinal de Pierregort, qui là furent présents et qui bien en cuidoient savoir aucune chose, que le prince offroit à rendre au roi de France tout ce que conquis avoit en ce voyage, villes et châteaux, et quitter tous prisonniers que il et ses gens avoient pris, et jurer à soi non armer contre le royaume de France sept ans tout entiers. Mais le roi de France et son conseil n’en voulurent rien faire : et furent longuement sur cet état : que le prince et cent chevaliers des siens se venissent mettre en la prison du roi de France, autrement on ne les vouloit mie laisser passer ; lequel traité le prince de Galles et son conseil n’eussent jamais accordé.

  1. Étoffe de soie.
  2. Élégant.
  3. Voyagea.