Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre XXXI

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 341-342).

CHAPITRE XXXI.


Comment les quatre chevaliers dessus dits rapportèrent le convenant des Anglois au roi de France.


En ces paroles que le roi de France disoit et montroit à ses gens pour eux encourager, vinrent les quatre chevaliers dessus nommés, et fendirent la presse et s’arrêtèrent devant le roi. Là étoient le connétable de France et les deux maréchaux, et grand’foison de bonne chevalerie, tous venus et arrêtés pour savoir comment on se combattroit. Le roi demanda aux dessus dits tout haut : « Seigneurs, quelles nouvelles ? » — « Sire, bonnes ; si aurez, s’il plaît à Dieu, une bonne journée sur vos ennemis. » — « Telle l’espérons-nous à avoir, par la grâce de Dieu, répondit le roi. Or nous dites la manière de leur convenant, et comment nous les pourrons combattre. » Adonc, répondit messire Eustache de Ribeumont pour tous, si comme je fus informé, car ils lui en avoient prié et chargé, et dit ainsi « Sire, nous avons vu et considéré les Anglois ; si peuvent être par estimation deux mille hommes d’armes, quatre mille archers et quinze cents brigands. » — « Et comment gissent-ils. » dit le roi ? « Sire, répondit messire Eustache, ils sont en très fort lieu, et ne pouvons voir ni imaginer qu’ils aient que une bataille ; mais trop bellement et trop sagement l’ont-ils ordonnée ; et ont pris le long d’un chemin fortifié malement de haies et de buissons, et ont vêtu celle haie d’une part et d’autre de leurs archers, tellement que on ne peut entrer ni chevaucher en leur chemin fors que parmi eux. Si convient-il aller celle voie si on les veut combattre. En celle haie n’a que une seule entrée et issue, où espoir quatre hommes d’armes, ainsi que au chemin, pourroient chevaucher de front. Au coron d’icelle haie, entre vignes et espinettes où on ne peut aller ni chevaucher, sont leurs gens d’armes, tous à pied ; et ont mis les gens d’armes tout devant eux leurs archers en manière d’une herse : dont c’est trop sagement ouvré, ce nous semble ; car qui voudra ou pourra venir par fait d’armes jusques à eux, il n’y entrera nullement, fors que parmi ces archers qui ne seront mie légers à déconfire. »

Adonc parla le roi, et dit : « Messire Eustache, et comment y conseillez-vous à aller ? » Donc répondit le chevalier et dit : « Sire, tout à pied, excepté trois cents armures de fer des vôtres, tous des plus apperts et hardis, durs et forts et entreprenans de votre ost, et bien montés sur fleur de coursiers, pour dérompre et ouvrir ces archers ; et puis vos batailles et gens d’armes vitement suivre tous à pied et venir sur ces gens d’armes, main à main, et eux combattre de grand’volonté. C’est tout le conseil que de mon avis je puis donner ni imaginer ; et qui mieux y scet, si le die. » Ce conseil et avis plut grandement au roi de France, et dit que ainsi seroit-il fait.

Adoncques par le commandement du roi, sur cet arrêt, se départirent les deux maréchaux, et chevauchèrent de bataille en bataille, et trièrent et élurent et dessévrèrent à leur avis, par droite élection, jusques à trois cents chevaliers et écuyers, les plus roides et plus apperts de tout l’ost, et chacun d’eux monté sur fleur de coursiers et armés de toutes pièces. Et tantôt après fut ordonnée la bataille des Allemands ; et devoient demeurer à cheval pour conforter les maréchaux, dont le comte de Sarrebruche, le comte de Nido[1], le comte Jean de Nasco[2] étoient meneurs et conduiseurs. Là étoit et fut le roi Jean de France, armé lui vingtième de ses paremens[3] ; et avoit recommandé son ains-né fils en la garde du seigneur de Saint-Venant, de monseigneur de Landas et de messire Thibaut de Voudenay ; et ses autres trois fils puis-nés, Louis, Jean et Philippe, en la garde d’autres bons chevaliers et écuyers ; et portoit la souveraine bannière du roi messire Geffroy de Chargny, pour le plus prud’homme de tous les autres et le plus vaillant ; et étoit messire Regnault de Cervolle, dit Archiprêtre[4], armé des armures du jeune comte d’Alençon[5].

  1. Nidau, ou Nidou.
  2. Sans doute, Nassau.
  3. C’était une coutume reçue, et qui se conserva même assez long-temps, d’armer plusieurs combattans de la même manière que le commandant de l’armée.
  4. Renaut de Cervole empruntait vraisemblablement le surnom d’Archiprêtre de la possession d’un archiprêtré : il n’était pas rare alors de voir les laïques posséder des bénéfices et des dignités ecclésiastiques. On peut consulter sur la personne de Renaut de Cervole et sur sa maison le savant mémoire de M. le baron de Zur-Laubeu, inséré dans le t. ii de sa Bibliothèque militaire, historique et politique, in-12.
  5. Pierre II, comte d’Alençon, fils de Charles, qui avait été tué en 1346 à la journée de Crécy.