Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre XXX

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 340-341).

CHAPITRE XXX.


Comment le roi de France commanda que chacun se traist sur les champs ; et comment il envoya quatre chevaliers ci-après nommés pour savoir le convenant des Anglois.


Quand vint le dimanche[1] au matin, le roi de France, qui grand désir avoit de combattre les Anglois, fit en son pavillon chanter messe moult solennellement devant lui, et s’acommunia, et ses quatre fils.

Après la messe se trairent devers lui les plus grands et les plus prochains de son lignage, le duc d’Orliens son frère, le duc de Bourgogne, le comte de Ponthieu, messire Jacques de Bourbon, le duc d’Athènes connétable de France[2], le comte d’Eu, le comte de Tancarville, le comte de Sarrebruche, le comte de Dampmartin, le comte de Ventadour, et plusieurs autres grands barons de France et des terres voisines, tels que messire Jean de Clermont, messire Arnoul d’Andrehen maréchal de France, le sire de Saint-Venant, messire Jean de Landas, messire Eustache de Ribeumont, le sire de Fiennes, messire Godefroy de Chargny, le sire de Chastillon[3], le sire de Sully, le sire de Neelle, messire Robert de Duras[4], et moult d’autres qui y furent appelés. La furent en conseil un grand temps, à savoir comment ils se maintiendroient. Si fut adonc ordonné que toutes gens se traissent sur les champs, et chacun seigneur développât sa bannière et mît avant, au nom de Dieu et de Saint-Denis, et que on se mît en ordonnance de bataille, ainsi que pour tantôt combattre. Ce conseil et avis plut grandement au roi de France : si sonnèrent les trompettes parmi l’ost. Adoncques s’armèrent toutes gens et montèrent à cheval et vinrent sur les champs là où les bannières du roi ventilloient et étoient arrêtées, et par espécial, l’oriflambe[5] que messire Godefroy de Chargny portoit. Là put-on voir grand’noblesse de belles armures, de riches armoieries, de bannières, de pennons, de belle chevalerie et écuyerie ; car là étoit toute la fleur de France ; ni nul chevalier et écuyer n’étoit demeuré à l’hôtel, si il ne vouloit être déshonoré.

Là furent ordonnées, par l’avis du connétable de France et des maréchaux, trois grosses batailles : en chacune avoit seize mille hommes, dont tous étoient passés et montrés pour hommes d’armes. Si gouvernoit la première le duc d’Orléans, à trente-six bannières et deux tant[6] de pennons ; la seconde le duc de Normandie, et ses deux frères, messire Louis et messire Jean ; la tierce devoit gouverner le roi de France. Si pouvez et devez bien croire que en sa bataille avoit grand’foison de bonne chevalerie et noble.

Entrementes que ces batailles s’ordonnoient et mettoient en arroy, le roi de France appela messire Eustache de Ribeumont, messire Jean de Landas, messire Guichard de Beaujeu et messire Guichard d’Angle, et leur dit : « Chevauchez avant plus près du convenant des Anglois, et avisez et regardez justement leur arroy, et comment ils sont, et par quelle manière nous les pourrons combattre, soit à pied ou à cheval. » Et cils répondirent : « Sire, volontiers. »

Adoncques se partirent les quatre chevaliers dessus nommés du roi, et chevauchèrent avant, et si près des Anglois qu’ils conçurent et imaginèrent une partie de leur convenant. Et en rapportèrent la vérité au roi, qui les attendoit sur les champs, monté sur un grand blanc coursier ; et regardoit de fois à autre ses gens et louoit Dieu de ce qu’il en véoit si grand’foison, et disoit tout en haut : « Entre vous, quand vous êtes à Paris, à Chartres, à Rouen, ou à Orléans, vous menacez les Anglois et vous souhaitez le bassinet en la tête devant eux : or y êtes vous, je vous les montre ; si leur veuilliez montrer vos mautalens et contrevenger les ennuis et les dépits qu’ils vous ont faits ; car sans faute nous les combattrons. » Et cils qui l’avoient entendu répondoient : « Dieu y ait part ! tout ce verrons-nous volontiers. »

  1. Dix-huit septembre.
  2. Gauthier de Brienne duc d’Athènes avait été revêtu de la dignité de connétable, le 6 mai de cette année, sur la démission de Jacques de Bourbon comte de la Marche et de Ponthieu.
  3. Apparemment qu’il n’avait pas été pris dans la rencontre dont il a été question ci-dessus.
  4. Il était de la maison de France, d’une des branches d’Anjou-Sicile.
  5. On a fait tant de dissertations sur cet étendard célèbre et sur les différentes bannières de nos rois, qu’il suffit d’y renvoyer. On les trouvera toutes indiquées dans la Bibliothèque des Historiens de France, par M. de Fontette, t. iii, no 31,820 jusqu’au no 31,833. Froissart, qui en parle encore dans sa description de la bataille de Rosebecq, admet l’opinion propagée par les moines que l’oriflamme descendait du ciel. C’est à la bataille d’Azincourt que l’oriflamme a été portée pour la dernière fois. Depuis cette époque, la peur qu’eurent les moines de Saint-Denis que cet étendard ne tombât entre les mains des Anglais le leur fit cacher avec tant de soin qu’on n’en entend plus parler. Le père Doubler rapporte seulement qu’elle fut comprise dans l’inventaire du trésor de l’église de Saint-Denis fait en 1534 par les commissaires de la chambre des comptes, et qu’elle y est ainsi désignée : Étendard d’un cendal fort espais, fendu par le milieu en façon d’un gonfanon, fort caduque, enveloppé autour d’un bâton, couvert d’un cuivre doré et un fer longuet aigu au bout. Il ajoute même que de son temps, en 1594, l’oriflamme existait encore. Mais il paraît certain qu’il faut mettre cette assertion au nombre des fraudes monacales qui étaient une des branches les plus productives de l’industrie des couvents. Il ne faut pas confondre l’oriflamme avec la bannière des fleurs de lis.
  6. Deux fois autant de pennons.