Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre XXXIV

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 344-345).

CHAPITRE XXXIV.


Comment les Anglois firent fossoyer et haier leurs archers ; et comment le cardinal de Pierregort prit congé du roi de France et du prince de Galles.


Vous avez bien ouï conter ci-dessus comment le cardinal de Pierregort se mit en peine, ce dimanche tout le jour, de chevaucher de l’un à l’autre pour accorder ces deux seigneurs, le roi de France et le prince de Galles : mais il n’en put à chef venir, et furent basses vespres quand il se partit et rentra en Poitiers.

Ce dimanche se tinrent les François tout le jour sur les champs, et au soir ils se trairent en leur logis et se aisèrent de ce qu’ils eurent. Ils avoient bien de quoi vivre, et pourvéances assez largement ; et les Anglois en avoient grand deffaute. C’étoit la chose qui plus les ébahissoit ; car ils ne savoient où ni quel part aller fourrager, si fort leur étoit le pas clos ; ni ils ne pouvoient partir de là sans le danger des François. Au voir dire, ils ne ressoignoient point tant la bataille comme ils faisoient ce que on ne les tenist en cel état, ainsi comme pour assiégés et affamés.

Le dimanche tout le jour entendirent eux parfaitement à leur besogne, et le passèrent au plus bel qu’ils purent, et firent fossoyer et haier leurs archers autour d’eux, pour être plus forts. Quand vint le lundi au matin, le prince et ses gens furent tous tantôt appareillés et mis en ordonnance, ainsi comme devant, sans eux desroier ni effrayer ; et en telle manière firent les François. Environ soleil levant ce lundi matin revint le dit cardinal de Pierregort en l’ost de l’un et de l’autre, et les cuida par son prêchement accorder : mais il ne put ; et lui fut dit yreusement des François que il retournât à Poitiers, ou là où il lui plairoit, et que plus ne portât aucunes paroles de traité ni d’accord, car il lui en pourroit bien mal prendre. Le cardinal qui s’en ensonnioit en espèce de bien, ne se voult pas bouter en péril, mais prit congé du roi de France, car il vit bien qu’il se travailloit en vain ; et s’en vint au départir devers le prince et lui dit : « Beau fils, faites ce que vous pourrez ; il vous faut combattre ; ni je ne puis trouver nulle grâce d’accord ni de paix devers le roi de France. » Cette dernière parole enfélonnit et encouragea grandement le cœur du prince, et répondit : « C’est bien l’intention de nous et des nôtres, et Dieu veuille aider le droit ! »

Ainsi se partit le cardinal du prince et retourna Poitiers. En sa compagnie avoit aucuns apperts écuyers et hommes d’armes qui étoient plus favorables au roi que au prince. Quand ils virent que on se combattroit, ils se emblèrent de leur maître et se boutèrent en la route des François, et firent leur souverain du châtelain d’Amposte[1], qui étoit pour le temps de l’hôtel dudit cardinal et vaillant homme d’armes durement. Et de ce ne se aperçut point le cardinal, ni n’en sçut rien jusques à ce qu’il fût revenu à Poitiers ; car si il l’eût sçu, il ne l’eût aucunement souffert, pourtant qu’il avait été traiteur de apaiser, si il eût pu, l’une partie et l’autre.

Or parlerons un petit de l’ordonnance des Anglois, aussi bien qu’avons fait de celle des François.

  1. On trouve ce nom mentionné parmi les membres des Cortès.