Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre XXII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 332-333).

CHAPITRE XXII.


Comment nouvelles vinrent au roi de France, qui séoit devant Breteuil, de la chevauchée du prince de Galles qui prenoit son adresse pour venir en Limousin et en Berry.


En ce temps que le roi de France tenoit le siége devant Breteuil, se départit le prince de Galles de Bordeaux sur Garonne, où tenu s’étoit tout le temps, et avoit fait faire ses pourvéances si belles et si grosses qu’apparoît, car il vouloit chevaucher en France bien avant, espoir venir jusqu’en Normandie et sur les frontières de Bretagne pour conforter les Navarrois : car bien étoit informé et signifié que le roi son père et les enfans de Navarre et ceux de Harecourt avoient grands alliances ensemble. Si étoit le dit prince de Galles parti en celle instance de Bordeaux atout deux mille hommes d’armes et six mille archers, parmi les brigands : et tous ces barons et chevaliers y étoient espécialement, qui furent avec lui en la chevauchée de Carcassonne et de la Languedoc ; si n’ont que faire d’être maintenant nommés[1]. Si chevauchoient le dit prince et ces seigneurs et leurs gens, ordonnément ; et passèrent la rivière de Garonne à Bergerac, et puis outre, en venant en Rouergue, la rivière de Dordogne. Si entrèrent en ce pays de Rouergue et commencèrent à guerroyer fortement, à rançonner villes et châteaux ou ardoir, à prendre gens, à trouver pourvéances grandes et grosses : car le pays étoit lors pourvu, et demeuroit tout brisé et exillié derrière eux. Si entrèrent en Auvergne et passèrent et repassèrent plusieurs fois la rivière d’Allier, ni nul ne leur alloit au devant. Et prirent leur adresse en Limousin pour venir en ce bon et gras pays de Berry et trouver cette rivière de Loire. Des vivres qu’ils trouvoient, faisoient-ils grands superfluités, car ce qui leur demeuroit ils ardoient et exilloient.

Les nouvelles en vinrent au roi de France, qui se tenoit à siége devant Breteuïl, comment le prince efforcément chevauchoit en son royaume. Si en fut durement ému et courroucé ; et volontiers eût vu que ceux de Breteuil se fussent rendus par composition ou autrement, pour chevaux cher contre les Anglois et défendre son pays que on lui ardoit ; et toudis entendoit-on à emplir les fossés de tous lez ; et jetoient engins, nuit et jour, à la forteresse pierres et mangonneaux[2] : ce les ébahissoit plus que autre chose.

Or avint à un chevalier de Picardie, qui s’appeloit messire Robert de Montegni en Ostrevant, à ce siége une dure aventure : car il, et un sien écuyer qui se nommoit Jacquemart de Wingles, tous deux apperts hommes d’armes malement, s’en allèrent un jour au matin sur les fossés que on alloit remplir, pour regarder la forteresse : si furent perçus de ceux de dedans. Si issirent hors jusqu’à sept compagnons par une poterne, et s’en vinrent sur le chevalier et l’écuyer, et furent assaillis fièrement. Ils se défendirent, car ils avoient leurs épées ; et si ils eussent été confortés de ceux de l’ost d’autant de gens que ceux-ci étoient, ils se fussent bien ôtés de ce péril, mais nennil, car oncques nul n’en sçut rien. Si fut le dit chevalier pris et mené au châtel, et navré parmi le genou dont il demeura affoulé, et l’écuyer mort sur la place, dont ce fut dommage. Et en fut le roi de France bien courroucé, quand il le sçut.

Au septième jour après entrèrent les compagnons de Breteuil en traités devers le roi de France pour eux rendre, car les engins, qui nuit et jour jetoient, les travailloient malement, et si ne leur apparoît confort de nul côté. Et bien savoient que si de force ils étoient pris, ils seroient tous morts sans merci. Le roi de France d’autre part avoit grand désir de chevaucher contre les Anglois qui ardoient son pays, et étoit aussi tout tané de seoir devant la forteresse où bien avoit, et à grands frais, été et tenu soixante mille hommes. Si les prit à merci et se partirent, sauves leurs vies et ce qu’ils en pouvoient porter devant eux tant seulement. Si se retrairent les chevaliers et les écuyers de Breteuil à Chierebourch ; jusques là eurent-ils conduit du roi. Si fit le dit roi prendre la saisine du beau châtel de Breteuil et réparer bien et à point. Et se délogea et retourna vers Paris, mais il ne donna nul de ses gens d’armes congé, car il les pensoit bien à employer autre part[3].

  1. Cette seule réflexion montrerait que ce morceau a été rajouté après coup pour combler la lacune indiquée. Froissart a l’habitude de nommer les chevaliers à mesure qu’ils se présentent. S’il ne le fait pas ici, c’est qu’il sait l’avoir fait dans son grand récit qui suit et contient la bataille de Poitiers. Il en a d’ailleurs déjà nommé une bonne partie dans les chapitres qui précèdent, ce qui prouve l’unité de composition de tout son ouvrage et en particulier de cette addition de vingt-deux chapitres.
  2. On appelait ainsi, non-seulement les machines, mais aussi tout ce qu’elles lançaient.
  3. Ici se termine ce curieux morceau destiné à combler le vide entre les mémoires fournis par Jean-le-Bel et le récit de la bataille de Poitiers. Après l’avoir lu avec un peu d’attention, on reconnaîtra aisément le style de Froissart et sa manière heureuse de présenter les faits. Il paraît seulement que le copiste qui aura écrit le manuscrit, étant né dans une province, a substitué quelques-uns des mots de son idiome aux mots communément employés par Froissart. L’orthographe diffère aussi beaucoup de l’orthographe des autres manuscrits.