Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre XXIII

CHAPITRE XXIII.


Comment le roi de France fit son espécial mandement à tous les nobles de son royaume pour aller contre le prince de Galles qui gâtoit et exiloit son pays de Gascogne.


Quand le roi Jean de France eut fait ses chevauchées et ainsi reconquis en la basse Normandie les villes et les châteaux du dit roi de Navarre qu’il faisoit tenir en prison, il entendit que le prince de Galles, ains-né fils du roi d’Angleterre, qui s’étoit parti de Bordeaux, étoit jà à tout son effort moult avant entré en son pays, et approchoit moult fortement le bon pays de Berry.

Ces nouvelles ne furent mie bien plaisans au dit roi ; et dit et jura qu’il chevaucheroit contre lui et le combattroit quelque part qu’il le trouveroit. Adoncques le roi, mu et encouragé de défendre et garder son royaume, fit de rechef un très espécial mandement et commandement à tous nobles et fiefs tenans de lui, que nul, sans soi grandement forfaire, ses lettres vues, ne s’excusât ni demeurât qu’il ne vînt devers lui sur les marches de Blois et de Touraine, car il vouloit combattre les Anglois.

Donc s’émurent tous gentils hommes qui mandés et priés en furent ; car les plusieurs avoient aussi grand désir, pour eux contrevenger des dépits et destourbiers que les Anglois leur pouvoient avoir faits au temps passé, d’eux combattre. Et mêmement le dit roi, pour hâter et avancer sa besogne, se départit de Paris, car encore tenoit-il grand’foison de gens d’armes sur les champs, et chevaucha devers la bonne cité de Chartres, et fit tant qu’il y vint[1]. Si s’arrêta là tout coi, pour mieux entendre et apprendre du convenant des Anglois.

Et toudis lui venoient gens d’armes à effort de tous côtés, d’Auvergne, de Berry, de Bourgogne, de Lorraine, de Hainaut, de Vermandois, de Picardie, de Bretagne et de Normandie. Et tout ainsi comme ils venoient, ils passoient outre, et faisoient leur monstre[2], et se logeoient sur le pays par l’ordonnance des maréchaux, messire Jean de Clermont et messire Arnoul d’Andrehen. Et faisoit le dit roi grossement pourvoir et rafraîchir de bonnes gens d’armes les forteresses et les garnisons d’Anjou, de Poitou, du Maine et de Touraine, sur les marches et frontières par où on espéroit que les Anglois devoient passer, pour eux clorre le pas et tollir vivres et pourvéances, qu’ils n’en pussent de nulles recouvrer pour eux et pour leurs chevaux.

Nonobstant ce, le prince et sa route, où bien avoit deux mille hommes d’armes et six mille archers, chevauchoient à leur aise, et recouvroient de tous vivres à grand’foison ; et trouvoient le pays d’Auvergne, où jà ils étoient entrés et avalés, si gras et si rempli de tous biens, que merveilles seroit à considérer. Mais, combien que plentureux le trouvassent, ils ne vouloient mie entendre ni arrêter à ce ; ainçois vouloient guerroyer et gréver leurs ennemis. Si ardoient et exilloient tout le pays devant eux, et environ. Et quand ils étoient entrés en une ville, et ils la trouvoient remplie et pourvue largement de tous vivres, et ils se y étoient rafraîchis deux jours ou trois, et ils s’en partoient, ils exilloient le demeurant, et effondroient les tonneaux pleins de vins, et ardoient blés et avoines, afin que leurs ennemis n’en eussent aisément ; et puis si chevauchoient avant. Et toudis trouvoient eux bon pays et plentureux ; car en Berry, en Touraine, en Anjou, en Poitou et au Maine, a une des grasses marches du monde pour gens d’armes.

  1. On voit par la date de plusieurs ordonnances que le roi était à Chartres le 28 et le 30 d’août et qu’il était à Loches le 13 de septembre.
  2. Revue.