Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre XXI

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 325-332).

CHAPITRE XXI.


Cy parle du défi fait au roi de France par Philippe de Navarre, et de la chevauchée du duc de Lancastre et du conquêt du bourg, de la cité et du châtel d’Évreux par le roi de France.


Ces nouvelles vinrent jusques à monseigneur Philippe de Navarre et à monseigneur Godefroy de Harecourt[1] qui n’étoient mie loin de là. Si furent, ce pouvez-vous bien croire, grandement ébahis et courroucés. Tantôt messire Pliilippe de Navarre fit écrire unes lettres de défiance et les bailla à un héraut, et lui commanda de l’apporter au roi Jean, qui se tenoit encore ens ou châtel de Rouen[2]. Le héraut apporta les lettres de par monseigneur Philippe de Navarre au roi de France, lesquelles lettres singulièrement disoient ainsi :

À Jean de Valois qui s’escript roi de France.

Philippe de Navarre à vous Jean de Valois signifions, que pour le grand tort et injure que vous faites à notre très cher seigneur de frère, monseigneur Charles, roi de Navarre, que de son corps amettre de vilain fait et de trahison où oncques ne pensa aucunement, et de votre puissance sans loi, droit ni raison l’avez demené et mené vilainement ; de quoi moult courroucés sons ; et ce forfait venu et donné par vous sur notre très cher frère, sans aucun titre juste, amenderons quand nous pourrons : et sachez que vous n’avez que faire de penser à son héritage ni au nôtre pour lui faire mourir par votre cruelle opinion, ainsi que jà fîtes, pour la convoitise de sa terre, le comte Raoul d’Eu et de Ghines, car jà vous n’en tiendrez pied ; et de ce jour en avant vous deffions et toute votre puissance, et vous ferons guerre mortelle si très grande comme nous pourrons. En témoin de laquelle chose à venir nous avons à ces présentes fait mettre notre scel.

Données à Conces[3] sus Yton le dix-sept jour du mois d’avril, l’an de grâce Notre Seigneur m ccc lv.

Quand le roi Jean vit ces lettres et il les eut ouï lire, il fut plus pensif que devant, mais par semblant il n’en fit nul compte. Toutes fois le roi de Navarre demeura en prison ; et ne fit mie le dit roi tout ce que il avoit empris, car on lui alla au devant, aucuns de son conseil, qui un petit lui brisèrent son aïr ; mais c’étoit bien son intention qu’il le tiendroit en prison tant comme il vivrait, et lui retoldroit toute la terre de Normandie.

Encore étoit le dit roi Jean ens ou châtel de Rouen, quand autres lettres de deffiance lui vinrent de monseigneur Louis de Navarre, de monseigneur Godefroy de Harecourt, du jeune fils ains-né le comte de Harecourt, qui s’appeloit Guillaume, du sire de Graville, de monseigneur Pierre de Sakenville et bien de vingt chevaliers. Or eut le roi plus à faire et à penser que devant, mais par semblant il passa tout légèrement et n’en fit compte : car il se sentoit grand et fort assez pour résister contre tous et eux détruire.

Si se départit le dit roi de Rouen et le duc de Normandie avec lui, et s’en retournèrent à Paris. Si fut le roi de Navarre en celle semaine amené à Paris atout grand’foison de gens d’armes et de sergens et mis au châtel du Louvre[4], où on lui fit moult de malaises et de peurs : car tous les jours et toutes les nuits cinq ou six fois on lui donnoit à entendre que on le ferait mourir une heure, que on lui trancherait la tête l’autre[5], que on le jeteroit en un sac en Sainne. Il lui convenoit tout ouïr et prendre en gré, car il ne pouvoit mie là faire le maître ; et parloit si bellement et si doucement à ses gardes, toudis en lui excusant si raisonnablement, que cils qui ainsi le demenoient et traitoient, par le commandement du roi de France, en avoient grand’pitié. Si fut en celle saison translaté et mené en Cambrésis et mis ens ou fort châtel de Crèvecœur, et sur lui bonnes et espéciales gardes ; ni point ne vidoit d’une tour où il étoit mis, mais il avoit toutes choses appartenantes à lui, et étoit servi bien et notablement. Si le commença le roi de France à entr’oublier, mais ses frères ne l’oublièrent point, ainsi que je vous dirai en suivant.

Tantôt après les deffiances envoyées des enfans de Navarre et des Normands dessus nommés au roi de France, ils pourvurent leurs villes, leurs châteaux et leurs garnisons bien et grossement de tout ce qu’il appartient, sur entente de faire guerre au royaume de France. En ce temps se tenoit messire Louis de Harecourt, frère au comte de Harcourt, que le roi de France avoit fait mourir, da-lès le duc de Normandie, et n’étoit de rien encoulpé ni traité en France ni en l’hôtel du roi ni du duc de nulle male façon ; donc il avint que messire Godefroi de Harecourt lui signifia son entente, et lui manda qu’il retournât devers lui et devers son lignage, pour aider à contrevenger la mort du comte son frère, que on avoit fait mourir à tort et sans cause, dont ce leur étoit un grand blâme. Messire Louis de Harecourt ne fut mie adonc conseillé de lui traire celle part, mais s’en excusa et dit qu’il étoit homme de fief au roi de France et au duc de Normandie, et que, si il plaisoit à Dieu, il ne guerroieroit son naturel seigneur, ni iroit contre ce qu’il avoit juré. Quand messire Godefroy son oncle vit ce, si fut durement courroucé sur son neveu, et lui manda que c’étoit un homme failli et que jamais il n’avoit que faire de tendre ni de penser à l’héritage qu’il tint, car il l’en feroit si exempt que il n’en tiendroit denrée ; et tout ce que il lui promit, il le tint bien, si comme je vous recorderai.

Si très tôt que le dessus dit messire Philippe de Navarre et messire Godefroy de Harecourt eurent garni et pourvu leurs villes et leurs châteaux, ils s’avisèrent qu’ils s’en iroient en Angleterre parler au roi Édouard[6], et feroient grands alliances à lui ; car autrement ne se pouvoient-ils contrevenger[7].

Si ordonnèrent monseigneur Louis de Navarre[8] à demeurer en Normandie, et avec lui le Bascle de Marueil et aucuns chevaliers Navarrois pour garder les frontières jusques à leur retour, et vinrent à Chierebourch, et là montèrent-ils en mer ; et exploitèrent tant par leurs journées qu’ils vinrent à Hantonne ; là prirent-ils terre en Angleterre et puis issirent de leurs vaisseaux, et se rafraîchirent en la ville un jour. À lendemain ils montèrent sur leurs chevaux et chevauchèrent tant que ils vinrent à Cenes[9], où le roi d’Angleterre se tenoit, assez près de Londres, car tous ses consauls étoient adonc à Londres.

Vous devez savoir que le roi reçut à grand’joie son cousin monseigneur Philippe de Navarre et monseigneur Godefroy de Harecourt, car il étoit jà tout informé de leur matière ; si en pensoit bien mieux à valoir en fortifiant sa guerre. Les dessus dits firent leur plainte au roi, l’un de la mort de son neveu, l’autre de la prise et du grand blâme, et sans cause, ce disoit, que on faisoit à son frère. Si s’en traioient par devers le roi d’Angleterre, comme au plus droiturier seigneur de toute chrétienté, pour avoir vengeance et amendement de ce fait qu’ils regardoient à trop grand’chose. Et au cas que il les en voudroit adresser, conforter et conseiller, ils lui rapporteroient et mettroient en ses mains cités, villes et châteaux que ils tenoient en Normandie, et que le roi de Navarre et le comte de Harecourt y tenoient au jour de leur prise.

Le roi d’Angleterre n’eut jamais refusé ce présent, mais leur dit que volontiers les aideroit et feroit aider par ses gens : « Et pour ce que votre fait demande hâtive expédition, et que voici la saison qu’il fait bon guerroyer, mon beau cousin de Lancastre est sur les frontières de Bretagne[10] ; je lui écrirai et manderai espécialement que à tout ce qu’il a de gens il se trait devers vous, et encore y envoierai-je temprement, tant que pour faire bonne guerre à vos ennemis. Si commencerez à guerroyer celle saison, et toudis vous croîtra et viendra devant la main force, aide et puissance. » — « Cher sire, répondirent les dessus nommés, vous nous offrez tant que par raison il nous doit et peut bien suffire : et Dieu le vous puisse mérir. »

Après ces alliances et ces confirmations d’amour, les dessus dits, qui tiroient de retourner en Normandie, ne séjournèrent point plenté, mais ainçois leur département ils allèrent voir madame la roine d’Angleterre, qui se tenoit à Windesore, laquelle leur fit grand’fête, et aussi firent toutes les autres dames et damoiselles.

Après ces honneurs et ces conjouissemens faits, les dessus dits se mirent au retour grandement bien contentés du roi et de son conseil, et leur furent baillés cent hommes d’armes et deux cents archers, desquels le sire de Ros et le sire de Neufville étoient capitaines. Si firent tant qu’ils arrivèrent sans périls et sans dommage au hâvre de Chierebourch, qui est ainsi que Calais une des fortes places du monde.

Depuis ne demeura guères de temps que le duc de Lancastre, qui se tenoit vers Pont-Orson, fut signifié du roi d’Angleterre son seigneur et son cousin que tout le confort et aide que il pouvoit faire aux enfans de Navarre et à ceux de Harecourt et leurs alliés, il le fit, en contrevengeant les dépits que son adversaire de Valois leur avoit faits. Le duc de Lancastre se tint tantôt pour tout informé de cette besogne et voult obéir au commandement son seigneur le roi, ce fut raison ; et recueilla toutes ses gens, où il avoit bien cinq cents lances et mille archers : si se mit au chemin par devers Normandie et devers Chierebourch.

En sa route étoit messire Robert Canolle, qui se commençoit jà grandement à faire et à avancer, et étoit moult renommé ès guerres de Bretagne pour le plus able et subtil homme d’armes qui fût en toutes les routes, et le mieux aimé de tous povres compagnons, et qui plus de biens leur faisoit. Le duc de Lancastre, messire Philippe de Navarre, messire Godefroy de Harecourt et leurs gens se mirent tout ensemble, et le sire de Ros et le sire de Neufville qui avoient passé la mer avec eux ; et firent tant qu’ils se trouvèrent douze cents lances, seize mille archers et deux mille brigands à lances et à pavais, et firent leur assemblée en la cité d’Évreux.

Là étoient messire Louis de Navarre, le jeune comte de Harecourt, messire Robert Canolle, messire le Bascle de Marueil, messire Pierre de Sakenville, messire Guillaume de Gauville, messire Jean Carbeniaus, messire Sanses Lopin, messire Jean Jeviel, messire Guillaume de Bonnemare, messire Foudrigais, Jean de Segur, Fallemont, François Hanekin, et plusieurs bons chevaliers et écuyers apperts hommes d’armes qui ne desiroient fors que la guerre. Si se départirent ces gens d’armes d’Évreux en grand’ordonnance et bon arroi, bannières et pennons déployés, et chevauchèrent devers Vernon. Si passèrent à Acquegni et puis à Passy[11] ; et commencèrent à piller, à rober et à ardoir tout le pays devant eux et à faire le plus grand exil et la plus forte guerre du monde.

Le roi de France, qui n’en attendoit guère autre chose, et qui avoit jeté son avis et imagination à entrer efforcément en la comté d’Évreux pour saisir villes et châteaux, avoit fait son mandement pour tout son royaume, aussi grand et aussi fort que pour aller contre le roi d’Angleterre et sa puissance. Si entendit le dit roi que le duc de Lancastre, Anglois et Navarrois, chevauchoient vers Rouen et mettoient le pays en grand’tribulation, et que les Anglois du temps passé n’y avoient point fait tant de dépits que ceux qui à présent y étoient y faisoient, par l’ennort et confort des Navarrois. Adonc le roi de France, ému de contrevenger ces dépits, se partit de Paris et s’en vint à Saint-Denis, où là l’attendoit grand’foison de gens d’armes, et encore l’en venoient tous les jours.

Le duc de Lancastre et les Navarrois, qui chevauchoient en grand’route et qui ardoient tout le plat pays, s’en vinrent à Vernon, qui étoit bonne ville et grosse ; si fut toute arse et toute robée ; oncques rien n’y demeura que le château. Et puis chevauchèrent vers Vernueil et firent tant qu’ils y parvinrent. Si fut ladite ville toute arse et aussi furent les faubourgs de Rouen.

Adonc s’émut le roi de France et s’en vint à Pontoise où ses deux maréchaux étoient, messire Jean de Clermont et messire Arnoul d’Andrehen ; et toutes ces gens d’armes s’en vinrent celle part et le suivoient à effort. Le roi s’en vint à Mantes pour apprendre du convenant des Anglois et des Navarrois. Si entendit qu’ils tenoient encore Rouen, et ardoient et détruisoient le plat pays. Adonc le roi ému et courroucé se départit de Mantes et chevaucha tant qu’il vint à Rouen, et si y séjourna trois jours. En ce terme furent toutes ses gens venues, où plus avoit de dix mille hommes d’armes, sans les autres de moindre état ; et étoient bien trente combattans, uns et autres. Si entra le roi au droit esclos des Anglois et des Navarrois, et dit que jamais ne retourneroit à Paris si les auroit combattus, si ils l’osoient attendre.

Le duc de Lancastre, messire Philippe de Navarre, messire Godefroy de Harecourt et messire Robert Canolle qui gouvernoient leurs gens, entendirent et sçurent de vérité que le roi de France et les François venoient sur eux, si efforcément que bien à quarante mille chevaux. Si eurent conseil que petit à petit ils se retrairoient, et point en forteresse qui fut en Normandie ni en Costentin ne s’enclorroient. Si se retrairent tout bellement, et prirent le chemin de l’Aigle pour aller devers Pont-Orson et vers Chierebourch.

Le roi de France, qui grand désir avoit d’eux trouver et combattre, les suivoit moult aigrement ; et avoit grand’compassion, ainsi qu’il chevauchoit, de son bon pays qu’il trouvoit ars, perdu et détruit trop malement. Si promettoit bien aux dits Navarrois que chèrement leur feroit comparer ce forfait, si il les pouvoit atteindre. Tant s’exploita le roi, et si fort les poursuivit, que ses coureurs trouvèrent les leurs assez près de l’Aigle en Normandie, où les dits Anglois et Navarrois étoient logés et arrêtés ; et montroient par semblant, contenance et visage qu’ils se voudroient combattre. Et tout ainsi fut rapporté au roi de France, qui en eut grand’joie, quand il ouït ces nouvelles ; et chevaucha avant, et commanda toutes gens à loger et à prendre place, car il vouloit combattre ses ennemis. Si se logèrent les François ens uns beaux plains ; et étoient bien quarante mille hommes. Là étoit toute la fleur de la chevalerie de France, et tant de grands et hauts seigneurs que merveilles seroient à recorder. Que vous ferois-je long conte de cette besogne ? Le roi de France et les François cuidèrent bien ce jour combattre leurs ennemis, car les Anglois et les Navarrois avoient ordonné leurs batailles ; et pour ce aussi d’autre part les François ordonnèrent les leurs, et furent tout ce jour en état l’un devant l’autre que point n’assemblèrent ; et faisoient trop bien montre, les Anglois et les Navarrois, et ordonnance de bataille ; et puis se faindoient et point ne traioient avant, car ils ne se véoient mie à juste pareçon contre les François.

Si se retrairent les dits François pour ce soir en leurs logis ; et firent grand guet, car ils cuidoient bien être escarmouchés, pourtant que les Navarrois ne s’étoient ce jour point traits avant. Moult fut cette ordonnance des Anglois et des Navarrois sagement et bellement demenée ; car au soir ils ordonnèrent ceux des leurs tous des mieux montés à faire à lendemain montre et visage contre les François jusques à heure de nonne et puis les suivroient ; si leur dirent où ils les trouveroient. Ainsi qu’il fut ordonné fut-il fait. Quand ce vint aux environs mie-nuit, le duc de Lancastre, messire Philippe de Navarre et tout le demeurant de l’ost montèrent et se partirent et prirent le chemin de Chierebourch, exceptés aucuns capitains Navarrois, qui se retrairent vers leurs garnisons, dont en devant il étoient partis. Si s’en retournèrent à Évreux messire Jean Carbeniaus, messire Guillaume Bonnemare et Jean de Ségur ; à Conces messire Foudrigais, messire Martin de Spargne, Fallemont, Richard Frankelin et Robin l’Escot ; à Breteuil messire Sanse Lopin, Radigos et François Hennekins ; et ainsi tous les compagnons, chacun se retraist en sa garnison ; et le duc de Lancastre et les autres se retrairent en cette forte marche de Chierebourch.

Or vous conterons du roi de France, qui à lendemain cuidoit avoir la bataille. Si fit au matin sonner ses trompettes. Si s’armèrent toutes gens et montèrent à cheval, bannières et pennons devant eux ; et se trairent tous sur les champs, et se mirent en ordonnance de bataille ; et virent devant eux au dehors d’une haie ces deux cents Navarrois tous rangés. Si cuidoient les dits François que ce fut des leurs une bataille à cheval qui s’arrêtassent là contre eux. Si les tinrent ces Navarrois ainsi jusques à nonne, et puis férirent chevaux des éperons et se partirent.

Le roi de France envoya ses coureurs jusques à là, savoir que ce vouloit être. Si chevauchèrent ceux qui envoyés y furent jusques à la haie, et rapportèrent que ils n’avoient nullui trouvé. Assez tôt vinrent nouvelles en l’ost des gens du pays, que les Anglois et les Navarrois pouvoient bien être éloignés quinze lieues, car ils étoient partis très la mie-nuit[12]. Adonc fut dit au roi que de eux plus poursuivir il perdroit sa peine, mais prit un autre conseil. Lors se conseilla le roi à ceux qui de-lez lui étoient où il avoit le plus grand’fiance, à ses cousins de Bourbon et à ses cousins d’Artois et à ses deux maréchaux. Le roi de France fut adonc conseillé, au cas que il avoit là si grands gens d’armes et toutes ses ordonnances prêtes pour guerroyer, que ils se traist devant la cité d’Évreux, et y mît le siége ; car mieux ne pouvoit-il employer ses gens que d’aller devant celle cité, et fit tant que il l’eut et puis tous les forts et châteaux du roi de Navarre. Ce conseil tint le roi de France à bon ; et s’en retourna vers Rouen, et fit tant que il y parvint ; et comment que il eût laissé la poursuite des Anglois et des Navarrois, si ne donna-t-il à nullui congé.

Quand le roi fut venu à Rouen, il n’y séjourna point long-temps, mais se traist à tout son ost par devant la cité d’Évreux, et là mit le siége fortement et durement ; et fit charger et amener avec lui de la cité de Rouen tous les engins pour dresser devant la ville et la cité d’Évreux, et encore en fit-il faire assez.

À Évreux, à bourg, cité et châtel, tout fermé à part lui. Si logea le roi de France devant le bourg et y fit faire plusieurs assauts. Finablement, ceux de la ville doutèrent à perdre corps et biens, car ils étoient moult appressés d’assaut que les François leur faisoient. Si entrèrent en grands traités que d’eux rendre, sauf leurs corps et leurs biens. Le roi Jean fut si conseillé qu’il le prit. Si ouvrirent les bourgeois d’Évreux les portes de leur ville et mirent les François dedans ; mais pour ce ne furent-ils mie en la cité, car elle étoit et est aussi bien fermée de murs, de portes et de fossés comme le bourg est. Toutes fois le roi de France fit loger son connétable et ses maréchaux et la plus grand’partie de son ost en la dite ville, et il tint encore son logis aux champs, ainsi comme il avoit fait en devant. Les gens du roi de France, quand ils se furent logés au bourg d’Évreux, commencèrent à subtiller comment ils pourroient conquerre la cité. Si firent emplir les fossés au plus étroit et moins profond, tant que on pourroit bier aller jusqu’aux murs pour combattre main à main. Quand ceux qui en la cité demeuroient se virent ainsi appressés, si se commencèrent à ébahir, et eurent conseil que d’eux rendre, sauves leurs vies et leurs biens. On remontra ces traités au roi de France si il les vouloit faire ; il fut adonc si conseillé que il les prit à merci. Ainsi eurent les François le bourg et la cité, mais pour ce n’eurent-ils mie le châtel, qui étoit en la garde de messire Jean Carbeniaus et de messire Guillaume de Gauville. Ainçois y sist le roi de France plus de sept semaines devant qu’il le pût avoir : et quand il l’eut, ce fut par composition telle que : tous les chevaliers et écuyers qui dedans étoient s’en partirent, le leur et leurs corps, et se pouvoient sauvement traire là où il leur plairoit. Si se trairent, si comme je fus informé, ens ou châtel de Breteuil qui est un des beaux et des forts séans à pleine terre qui soit en toute Normandie. Si fit le roi Jean de France prendre la saisine et possession par ses maréchaux du châtel d’Évreux, et en eut grand’joie quand il en fut sire, et dit bien que jamais de son temps ne le rendroit aux Navarrois. Ainsi eut le roi de France le bourg, la cité et le châtel d’Évreux, mais moult lui coûta d’or et d’argent en soudoyers ; et le fit depuis bien garder à son pouvoir, mais encore le r’eut le roi de Navarre, par le fait de monseigneur Guillaume de Gauville, ainsi que vous orrez recorder avant en l’histoire.

Après le conquêt d’Évreux, si comme ci-dessus est dit, le roi de France et tout son host s’en partit, et se traist par devant le châtel de Breteuil et là mit le siége. Si avoit bien en son host soixante mille chevaux ; et eut devant Breteuil le plus beau siége et le plus plentureux, et la plus grand’foison de chevaliers et d’écuyers et de hauts seigneurs que on avoit vus en France ensemble devant forteresse séant à siége, depuis le siége d’Aiguillon.

Là vinrent voir le roi de France plusieurs seigneurs étrangers, tel que le comte de Douglas d’Escosse, à qui le roi de France fit grand’chère, et lui donna cinq livrées de revenu par an en héritage séant en France ; et de ce devint le dit comte homme au roi de France et demeura toute la saison avec lui. Aussi vint en l’ost du dit roi de France Dam Henry de Castille, qui s’appeloit bâtard d’Espaigne[13] et comte de Tristemare, et amena avec lui une grand’route d’Espaignols qui furent tous reçus à saus et à gages par le commandement du roi de France.

Et sachez que les François qui étoient devant Breteuil ne séjournoient mie de imaginer et subtiller plusieurs assauts pour plus gréver ceux de la garnison. Aussi les chevaliers et écuyers qui dedans étoient, subtilloient nuit et jour pour eux porter contraire et dommage ; et avoient ceux de l’ost fait lever et dresser grands engins qui jetoient nuit et jour sur les combles des tours, et ce moult les travailloit. Et fit le roi de France faire par grand’foison de charpentiers un grand beffroy à trois étages que on menoit à roues quelle part que on vouloit. En chacun étage pouvoient bien entrer deux cents hommes et tous eux aider ; et étoit breteskié et cuiré pour le trait trop malement fort ; et l’appeloient les plusieurs un cas[14], et les autres un atournement d’assaut. Si ne fut mie si tôt fait, charpenté ni ouvré. Entrementes que on le charpenta et appareilla, on fit, par les vilains du pays, amener, apporter et acharger grand’foison de bois et tout reverser en sès fossés, et estrain et trefs sus pour amener le dit engin sur les quatre roues jusques aux murs pour combattre à ceux de dedans. Si mit-on bien un mois à remplir les fossés à l’endroit où on vouloit assaillir et à faire le char. Quand tout fut prêt, en ce beffroy entrèrent grand’foison de bons chevaliers et écuyers qui se désiroient à avancer. Si fut ce beffroy sur ces quatre roues abouté et amené jusques aux murs. Ceux de la garnison avoient bien vu faire le dit beffroy, et savoient bien l’ordonnance en partie comment on les devoit assaillir. Si étoient pourvus selon ce de canons jetant feu[15] et grands gros carreaux pour tout dérompre. Si se mirent tantôt en ordonnance pour assaillir ce beffroy et eux défendre de grand’volonté. Et de commencement, ainçois que ils fesissent traire leurs canons, ils s’en vinrent combattre à ceux du beffroy franchement, main à main. Là eut fait plusieurs grands appertises d’armes. Quand ils se furent plenté ébattus, ils commencèrent à traire de leurs canons et à jeter feu sur ce beffroy et dedans, et avec ce feu traire épaissement grands carreaux et gros qui en blessèrent et occirent grand’foison, et tellement les ensonièrent que ils ne savoient au quel entendre. Le feu, qui étoit grégeois, se prit au toit de ce beffroy, et convint ceux qui dedans étoient issir de force, autrement ils eussent été tout ars et perdus. Quand les compagnons de Breteuil virent ce, si eut entre eux grand’huerie, ci s’écrièrent haut : « Saint George ! Loyauté et Navarre ! Loyauté ! » Et puis dirent : « Seigneurs François, par Dieu, vous ne nous aurez point ainsi que vous cuidez. »

Si demeura la greigneure partie de ce beffroy en ces fossés, ni oncques depuis nul n’y entra ; mais entendit-on à remplir les dits fossés à tous lez : et y avoit bien tous les jours quinze cents hommes qui ne faisoient autre chose.

  1. Oncle de Jean, comte de Harcourt.
  2. Je n’ai trouvé nulle autre part cette lettre de défi. Corneille Zantfliet rapporte seulement que Philippe de Navarre écrivit au roi Jean qu’il lui déclarerait une guerre éternelle, si on attentait à la vie de son frère.
  3. Peut-être Conches, à quatre lieues d’Évreux.
  4. Suivant les divers témoignages réunis par Secousse, il fut transféré du Louvre au Châtelet avec Friquet de Friquamps et Jean de Beautalu ; puis au Château Gaillard près d’Andeli, où la reine Marguerite, femme de Louis X, avait été étranglée pour adultère ; puis à Crèvecceur ; puis à Arleux où il était, lorsque Pecquigny le tira de prison. Ce Jean de Beautalu est tantôt nommé Vaubatu et tantôt Pantalu ; le véritable nom paraît être Bauterlu, seigneurie qui a appartenu à une branche cadette de la maison de Montmorency.
  5. Le second continuateur de Nangis raconte les mêmes faits.
  6. Les lettres de sauf-conduit pour Philippe de Navarre et Godefroy de Harcourt, qui se rendaient en Angleterre, sont du 24 juin ; et le 24 août suivant, Philippe de Navarre reçut de nouvelles lettres de sauf-conduit pour son retour en Normandie.
  7. Le traité fut signé le 4 septembre de la même année : Philippe y fait hommage-lige à Édouard en qualité de roi de France et de duc de Normandie.
  8. Le second continuateur de Nangis dit qu’après emprisonnement de Charles de Navarre, Louis alla dans la Navarre, où il gouverna le royaume au nom de son frère, et ce fait, dit Secousse, est confirmé par une lettre que le pape écrivit conjointement à ce prince, aux seigneurs et au peuple de la Navarre, par laquelle il les exhortait à tâcher d’apaiser la colère du roi plutôt que de l’irriter par une guerre civile.
  9. Johnes croit que ce nom est mis pour Chertsey près de Windsor, pour l’embellissement duquel Édouard, qui y était né, dépensa des sommes considérables ; mais il est évident qu’il s’agit de Sheen, aujourd’hui Richmond.
  10. Robert d’Avesbury rapporte une pièce intéressante contenant ce que fit jour par jour le duc de Lancastre depuis son arrivée en Normandie jusqu’à sa retraite ; l’historien, contre sa coutume, ne nomme point l’auteur de cette pièce, mais elle n’en a pas moins tous les caractères de l’originalité et de l’authenticité ; elle est précédée de ce titre : De Transitus nobilis ducis Lancastriæ per medium Normannorum ad removendum obsidionnes castrorum de Pount-Odomer et Brioil regis Navarriæ : la voici toute entière :

    « Ce sount les journés de la chivaché mounseir le ducz de Lancastre en Normandie, q’avoit en sa companye mounseir Johan de Montfort qe chalange d’estre ducz de Bretainge, et de l’enfaunce avoit esté nurry od le roy d’Engleterre. Et avoit V cents hommes d’armes et VIII cents archiers, et sire Phelipe friere au roy de Navarre et sire Godfray de Harecourt viendrent à ly od C hommes d’armes de la païs ; et Robert Knolles amesna de garnesons de Bretaigne CCC hommes d’armes et D cents archiers ; si qe mounseigneur le ducz avoit en toutz DCCCC hommes d’armes et mil CCCC archiers. Et le mescredy proschain devant la feste de Seint Johan Le Baptistre1 se remua de l’abbeie de Mountburghe2 en la isle de Constantin à Carant hors de l’isle V leages de la terre, dount chescun leage est pluis long de II leages d’Engleterre, et demurreit illesqes la veille de la dite feste. Et le vendredy en le dit feste il se remua en passaunt devaunt la forte ville de Seint Lou tanqe à Trojoye3 q’est d’illesqes VIII leages de la terre, et là demeureit-il le samady. Et la dismenge il se remua à Frosseye4 par VII leages de la terre. Et la lundy il se remua en passant par devaunt Came à la ville d’Argentyne5 par VII leages de la terre. Et le mardy il se remua en passaunt le pount de Corbour6 q’est une très graunt forteresse et le pluis fort passage qe soit del roialme en un mareis par VII leages de la terre tanqe ai citée de Lyseus. Et le mescredy il se remua par VI leages de la terre tanqe à la ville et le chastiel de Pount-Odomer qe sount au roy de Navarre, quelle chastiel fust assiegé ove très graunt nombre dez gentz d’armes et arblastiers. Et quaunt ils oieirent qe monseigneur le ducz estoit passé le dit Pount Corboun, ils se fuirent de nuyt ove trop graunt haste, issint q’ils lasserount toutz lour engynnes et artillers, arblastes, pavys et aultres herneys diverses, où il demurreit le jeofdy et le vendredy pour refaire les mynes q’ils avoient faitz très biens et très fortz à chastiel si près q’ils ne faillerent forsqe de IIII piés de les mures del chastiel. Et fist vitailler le chastiel pour un an et mist leyns un chasteleyn, mounseigneur Johan de Luke chivaler de Braban od L hommes d’armes et L archiers de ses gentz demene. Et le samady il se remua d’illesqes V leages de la terre à l’abbeie de Bek-harlewin. Et la dismenge il se remua d’illesques tanqe al ville de Counse par VIII leages de la terre, où il fist assaut al chastiel et gaigna la primere garde du chastiel par force et le fist mettre en feu. Et la lundy il s’en ala à Britoil q’est au roy de Navarre, là où estoit un très fort chastiel assiegé par lez ennemys le dit roy : mais devaunt la venue mounseir le ducz ils se departerount d’illesqes : le quelle chastiel mounseir fist bien vitailler et s’en ala mesme la jour II leages d’une costé à une graunt ville muré appellé Vernoyl q’est à la countesse d’Allansoun, quelle ville mounseir gaigna par assaut, où là estoient pris plusours prisonners et plusours biens. Et tauntost mesme la lundy il fist assailler une tour en la dite ville de Vernoyl q’estoit très fort, et endurra l’assaut tout cele jour et le mardy et le mesciredy tanqe à l’heure de prime, quele heure la tour luy fust renduz od toutz lo biens dedeinz la tour, en cele condicion q’ils deveroient aver lour vie et nient estre prisoners ; en quelle assaut fusrent plusours Engleis navfrez de quarels et de piers ; qele tour mounseir fist destruire ; et avoit illeosque multz des biens. Et la ville de Vernoyl n’est que XVIII leages de Paris, et est appellé le chief de Normandy. Et le jeofdy mounseir demurra illeosqes pour refrescher ses gentz. Et le vendredy en retournaunt devers la isle de Constantin mounseir le ducz se remua à une ville q’est appellé la Egle, où mounseir Charles d’Espayne estoit mys à la mort de7… le roy Johan de France et soun eigné filtz Dolphin de Vyenne et son frère ducz d’Orlyens et plusours grauntz de la terre ove VIII mil gentz d’armes, arblastiers et aultres comunes XL mil estoient de costé de la dite ville à une leage petite d’illesqes ; et de par le dit roy viendrent à mounseir le ducz II heraudes qe luy disoient qe le dit roy savoit bien qe par cause qe mounseir avoit si longement chivaché en soun royalme et demurré si près de lui à Vernoyl q’il fust venu pour avoir la bataille la quelle il averoit volentiers s’il vodroit.

    Sour qey mounseir lour respondy q’il est venuz en ycelles parties pour certains busoignes faire les queles il avoit bien coinpîy, Dieu mercy ! et fust eu retournaunt là où il avoit affeare ; et si le dit roy Johan de Fraunce luy voleit destourber de soun chemyn il serroit prest de luy encountrer. Après celle heure il n’avoit pluis novels del dit roy. Et le samady il se remua de l’Egle à la ville d’Argentyne8. Et la dismenge il se remua à la ville de Turreye9. Et la lundy il se remua à l’abbeye de Seint-Fromond10 où il passa une eawe mult perilouse, qar les Fraunceys avoient roumpuz le pount. Et en cele païs LX hommes d’armes et aultres servaunt estoient en un embuschement pour feare le mal q’ilz pourroient à noz gentz, ove queux XV de noz gentz d’armes d’Engleterre avoient affeare et lez tuerent trestoutz, quele chose fust tenue pour miracle. Et le marsdy mounseir se remua à Carantan. Et le mescredy il vient à Mountburgh avaunt dit en la isle de Constantyn, lequelle jour, quaunt mounseir primerement entra la dite isle, Robert Knolles od VII vingt hommes d’armes chivacha devaunt mounseir pour luy et ses gentz herberger, et encountra sodeignement VI vingt hommes d’armes d’arblastiers, brigauntz et Fraunceys q’issirent d’un chastiel q’est en celles parties, pour avoir robbé et arz une ville q’est à notre obeisaunce. Et le dit Robert et le VII vingt ditz hommes d’armes les tuerent trestoutz, hors pris III qe fusrent pris, à raunsoun. Et chescun de lez ditz villes où mounseir estoit herbergé fust beale ville, graunde et riche. Et chescune jour lez gentz pristerent diverses forteresses et mult graunt plenté des prisoners et du pilages, et à lour retourner amesnerent ovesqe II mil chivals des enemys ; si qe en ceste chivaché mounseir ad eu graunt grace et graunt honour ; qar unqes n’estoit vewe si poy des gentz feare tiele chivaché en tiele païs et saunz perdre de ses gentz, ent loiez soit Dieux. Escript à Mountburgh le XVIe jour du juyl, l’an du grâce mil cccLvi.

    1 La fête de saint Jean fut cette année le vendredi ; ainsi le mercredi dont il s’agit était le 22 juin.

    2 Montebourg, abbaye de bénédictins avec un gros bourg du même nom, à une lieue et demie de Valognes.

    3 Ce nom est altéré et il est difficile de le reconnaître ; peut-être est-ce Turry, sur l’Orne.

    4 Ce lieu, supposé qu’il ait jamais existé sous ces noms, nous est absolument inconnu.

    5 Quoique ce nom ressemble beaucoup à celui d’Argenton, la distance de cette ville à celle de Caen nous porte à croire qu’il s’agit plutôt ici d’Argences, bourg situé sur la Meance, à trois lieues de Caen.

    6 Corbon, sur la rivière de Vie, un peu au-dessus du confluent de cette rivière avec la Dive. Le marais dont parle l’auteur de la relation, se trouvait probablement entre ces deux rivières.

    7 Il y a certainement ici quelques mots omis ; car de ne peut tomber sur le roi Johan de France, puisque ce fut au contraire le roi de Navarre qui fit assassiner Charles d’Espagne.

    8 Il s’agit vraisemblablement ici d’Argentan qui se trouve sur cette route. Argences, dont il a été question ci-dessus serait trop éloigné. Il est possible qu’un étranger ait appelé de même deux lieux différens, dont tes noms ont tant de ressemblance.

    9 Probablement Turry, sur la rivière d’Orne.

    10 Saint-Fromand n’était qu’un prieuré dépendant de l’abbaye de Cerisy, situé sur le bord de la Vire.

  11. Ce n’est point Passy près Paris, mais un autre Pacy situé dans le département de l’Eure et assez près d’Évreux.
  12. Matteo Villani, liv. 6, ch. 33 et 34, raconte le départ de l’armée du duc de Lancastre à peu près de la même manière : seulement il met la scène de la surprise à Breteuil, à quelques lieues de l’Aigle.
  13. Henri était fils naturel d’Alphonse XI, roi de Castille, et d’Éléonore Guzman, sa maîtresse. On le verra plus tard reparaître sur la scène à côté de Duguesclin, en opposition à D. Pèdre, dit le Cruel, soutenu par le prince de Galles. Henri finit enfin par être reconnu roi de Castille, sous le titre de Henri II.
  14. Voyez Ducange au mot Catus.
  15. Voici la première fois qu’il est fait mention de ce genre de canons dans Froissart. J. Villani, mort en 1348, a prétendu qu’on s’était servi de bombardes à la bataille de Crécy le 26 août 1346, et voici dans quels termes il décrit leur effet « Les bombardes des Anglais, dit-il, lançaient de petites balles de fer, avec du feu, pour épouvanter et confondre les chevaux, et causaient tant de bruit et de tremblement qu’on aurait dit que Dieu tonnait. » (Giov. Villani, l. 12, chap. 66). Les fusils ne furent inventés que long-temps après. De nombreuses dissertations ont été écrites sur ce sujet. Il me suffit d’avoir consigné ici la date de l’époque où on rencontre pour la première fois cette invention qui, en mettant dans les mains des hommes le moyen de compenser l’inégalité entre les forces physiques, a contribué plus qu’aucune autre invention peut-être à la liberté publique et à la civilisation. « Sans ce puissant véhicule, a dit justement M. Carion Nisas dans son Essai sur l’art militaire, nous serions sortis bien péniblement de cet état de société où le chevalier bardé de fer, lui et son cheval, faisait trembler toute une contrée habitée par une population faible, disséminée dans de chétifs hameaux et livrée nue et sans armes à ses oppresseurs. » Il paraîtrait, au reste, que du temps de Froissart on lançait en même temps le feu et le fer avec les instrumens, et lui-même fait plusieurs fois mention du feu grégeois qu’on lançait avec des mangonneaux. Ce n’est pas sans étonnement qu’en lisant les livres sanscrits, on retrouve l’usage de ces instrumens bien long-temps avant l’ère chrétienne, dans l’antiquité la plus reculée. « Le magistrat, dit l’antique législateur Indien Menou dans la préface de ses Institutes, ne doit pas faire la guerre avec des machines perfides, des armes empoisonnées, des schetaghni (canons, armes qui tuent cent personnes à la fois), ou aucune autre espèce d’agni-aster (armes à feu). Il ne tuera ni celui qui est étranger au combat, ni celui qui demande grâce, ni celui qui est blessé, ni celui qui fuit, ni celui dont l’arme est brisée ni celui qui se bat avec un autre. » Déjà quelques savans avoient conclu d’un passage de Quinte-Curce, qu’Alexandre-le-Grand avait trouvé les armes à feu usitées dans l’Inde ; ce qui rend cette opinion assez vraisemblable, c’est que la langue sanscrite possède un très grand nombre de mots consacrés à désigner les diverses machines, propres à lancer le feu et tous les métiers qui s’occupent de la construction de ces machines. On sait aussi que la poudre à canon est connue de temps immémorial à la Chine. Seulement il paraîtrait qu’au lieu de boulets fondus exprès on employa fort long-temps les pierres, et que le feu suivait la pierre ; car d’un côté les livres sanscrits prétendent que la flamme une fois lancée hors du tube du bambou se séparait en plusieurs jets qui s’enflammaient séparément sans qu’on pût les éteindre, et de l’autre Froissart dans ce passage nous parle à la fris du projectile qu’il nomme carreau, et du feu grégeois.