Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre XLIX

CHAPITRE XLIX.


Comment le prince de Galles donna à souper au roi et aux grands barons de France, et les servit moult humblement.


Quand ce vint au soir, le prince de Galles donna a souper au roi de France et à monseigneur Philippe son fils, à monseigneur Jacques de Bourbon, et à la plus grand’partie des comtes et des barons de France qui prisonniers étoient. Et assit le prince le roi de France et son fils monseigneur Philippe, monseigneur Jacques de Bourbon, monseigneur Jean d’Artois, le comte de Tancarville, le comte d’Estampes, le comte de Dampmartin, le seigneur de Joinville, et le seigneur de Partenay, à une table moult haute et bien couverte ; et tous les autres barons et chevaliers aux autres tables. Et servoit toujours le prince au devant de la table du roi, et par toutes les autres tables, si humblement comme il pouvoit. Ni oncques ne se voult seoir à la table du roi, pour prière que le roi sçut faire ; ains disoit toujours qu’il n’étoit mie encore si suffisant qu’il appartenist de lui seoir à la table d’un si haut prince et de si vaillant homme que le corps de lui étoit, et que montré avoit à la journée. Et toujours s’agenouilloit pardevant le roi, et disoit bien : « Cher sire, ne veuillez mie faire simple chère, pour tant si Dieu n’a voulu consentir huy votre vouloir ; car certainement monseigneur mon père vous fera toute l’honneur et amitié qu’il pourra, et s’accordera à vous si raisonnablement que vous demeurerez bons amis ensemble à toujours. Et m’est avis que vous avez grand’raison de vous esliescer, combien que la besogne ne soit tournée à votre gré ; car vous avez aujourd’hui conquis le haut nom de prouesse, et avez passé tous les mieux faisans de votre côté. Je ne le dis mie, cher sire, sachez, pour vous lober ; car tous ceux de notre partie et qui ont vu les uns et les autres, se sont par pleine science à ce accordés, et vous en donnent le prix et le chapelet, si vous le voulez porter. »

À ce point commença chacun à murmurer ; et disoient entr’eux, François et Anglois, que noblement et à point le prince avoit parlé. Si le prisoient durement, et disoient communément que en lui avoit et auroit encore gentil seigneur, si il pouvoit longuement durer et vivre, et en telle fortune persévérer.