Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre L

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 360-361).

CHAPITRE L.


Comment le prince et son ost se mirent à chemin pour aller à Bordeaux ; et comment le prince redonna six cents marcs d’argent de revenue à messire Jacques d’Audelée.


Quand ils eurent soupé et assez festoyé, selon le point là où ils étoient, chacun s’en alla en sa loge avec ses prisonniers pour reposer. Cette nuit il y eut grand’foison de prisonniers, chevaliers et écuyers, qui se rançonnèrent envers ceux qui pris les avoient ; car ils les laissoient plus courtoisement rançonner et passer que oncques gens fissent : ni ils ne les contraignoient autrement, fors que ils leur demandoient sur leur foi combien ils pourroient payer, sans eux trop gréver ; et les créoient légèrement de ce qu’ils disoient. Et disoient aussi communément qu’ils ne vouloient mie chevaliers et écuyers rançonner si étroitement qu’ils ne se pussent bien chevir et gouverner du leur, et servir leurs seigneurs, selon leur état, et chevaucher par le pays pour avancer leurs corps et leur honneur. La coutume des Allemands ni leur courtoisie n’est mie telle ; car ils n’ont pitié ni mercy de nuls gentilshommes, si ils eschéent entre leurs mains prisonniers ; mais les rançonnent de toute leur finance et outre, et mettent en fers, en ceps et en plus étroites prisons qu’ils peuvent, pour estordre plus grand’rançon. Quand ce vint au matin que ces seigneurs eurent messe ouïe, et ils eurent bu et mangé un petit, et les varlets eurent tout troussé et appareillé, et leur charroy mis en arroy, ils se délogèrent de là et chevauchèrent par devers la cité de Poitiers.

En la dite cité de Poitiers étoit venu, la propre nuit dont la bataille avoit été le lundi, messire Mathieu sire de Roye, à bien cent lances, et n’avoit point été à la bataille dessus dite. Mais il avoit encontré le duc de Normandie sur les champs, assez près de Chauvigny, qui s’en ralloit en France, si comme ci-dessus est contenu ; lequel duc lui avoit dit que il se traist vers Poitiers, et toute sa route, et fut gardien et capitaine de la cité, jusques à tant que il orroit autres nouvelles. Si que le sire de Roye, lui venu dedans Poitiers, pour tant qu’il sentoit les Anglois assez près, avoit toute cette nuit entendu aux portes, aux tours et aux guérites de la ville, et au matin fait armer toutes manières de gens, et chacun fait aller à sa défense. Les Anglois passèrent outre sans point approcher ; car ils étoient si chargés d’or et d’argent, de joyaux et de bons prisonniers, que ils n’avoient mie loisir ni conseil d’assaillir à leur retour nulle forteresse ; mais leur sembloit un grand exploit, si ils pouvoient le roi de France et leurs conquêts mettre à sauveté en la cité de Bordeaux. Si alloient-ils à petites journées, ni ils ne se pouvoient fort exploiter pour la cause des pesans sommiers et du grand charroy qu’ils menoient ; et ne cheminoient point tous les jours plus de quatre ou six lieues, et se logeoient de haute heure. Et chevauchoient tous ensemble sans eux dérouter, exceptée la bataille des maréchaux, le comte de Warvich et le comte de Suffolch, qui alloient devant, à cinq cents armures, pour ouvrir les pas et courir le pays. Mais ils ne trouvoient nul arrêt de nul côté, ni nulle rencontre ; car tout le pays étoit si effrayé, pour la grand’déconfiture qui avoit été à Poitiers et l’occision et la prise des nobles du royaume de France, et de la prise du roi leur seigneur, que nul ne mettoit ordonnance ni arroi en soi pour aller au devant ; mais se tenoient toutes gens d’armes cois, et gardoient leurs forteresses.

Sur ce chemin vint à connoissance au prince de Galles, comment messire James d’Audelée avoit arrière rendu et donné à quatre écuyers la revenue de cinq cents marcs qu’il lui avoit donnée : si en fut durement émerveillé, et le manda une fois, tantôt qu’il fut logé. Quand messire James se sentit mandé du prince, il connut assez pourquoi c’étoit ; et se fit porter en sa litière pardevant lui, car il ne pouvoit aller ni chevaucher ; et inclina le prince sitôt qu’il le vit. Le prince le reçut assez courtoisement et puis lui dit : « Messire James, l’on nous donne à entendre que la revenue que nous vous avons donnée et octroyée, vous parti de nous et revenu en votre logis vous la résignâtes et donnâtes tantôt à quatre écuyers : si saurions volontiers pourquoi vous fîtes ce, ni si le don vous fut point agréable. » — « Monseigneur, dit le chevalier, par ma foi, oil, très grandement, et la raison qui me mut au faire je vous la dirai. Ces quatre écuyers qui ci sont m’ont long-temps servi bien et loyaument en plusieurs grandes besognes ; et encore à ce jour que je leur fis le don, ne les avois-je de rien remunérés de leurs services ; et si oncques en leur jeunesse ne m’eussent plus servi que ils firent à la bataille de Poitiers, si suis-je tenu de tant et plus envers eux : car, cher sire, je ne suis que un seul homme et ne puis que un homme ; et sur le confort et aide d’eux, j’ai empris à accomplir le vœu que de long temps avois voué ; et fus par la force et bonté d’eux le premier assaillant ; et eusse été mort et occis en la besogne s’ils ne fussent. Doncques, quand j’ai considéré la bonté et l’amour qu’ils me montrèrent, je n’eusse mie été bien courtois ni avisé si je ne leur eusse guerdonné ; car, monseigneur, Dieu mercy ! toujours ai-je assez et aurai tant comme je vivrai, ni oncques de chevance ne m’ébahis ni ne m’ébahirai. Et si j’ai fait celle fois contre votre volonté, je vous prie, cher sire, que vous le me pardonnez, et soyez tout conforté que aussi entièrement comme par avant vous serez servi de moi et des écuyers à qui j’ai le don donné. »

Le prince considéra les paroles du chevalier, et que honorablement et raisonnablement avoit parlé ; si lui dit : « Messire James, de chose que vous ayez faite jà ne vous blâmerai ; mais vous en sais bon gré ; et pour la bonté des écuyers et que tant vous vous louez d’eux, je leur accorde votre don, et vous rends six cents marcs, par la manière et condition que devant les teniez. » Messire James d’Audelée remercia le prince moult humblement ; ce fut bien raison ; et prit congé assez tôt après, et fut rapporté en son logis. Ainsi alla du prince, si comme je fus adonc informé, et de messire James d’Audelée et de ses quatre écuyers.