Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre XCVII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 407-408).

CHAPITRE XCVII.


Comment ceux de Troyes reçurent à grand’joie leur évêque et les seigneurs qui avec lui étoient ; et comment messire Jean de Péquigny et plusieurs autres Anglois moururent merveilleusement.


Après la déconfiture de Nogent sur Saine dont je vous ai parlé et que le champ fut tout délivré, s’en revinrent les barons et les chevaliers et toutes gens d’armes à Troyes et amenèrent là leur conquêt et leur butin. Mais nul des prisonniers ils n’y menèrent, ainçois les firent tourner d’autre part ès garnisons françoises qui étoient assez près de là. Le chevalier qui étoit de la comté de Vaudemont et qui avoit pris monseigneur Eustache, n’eut talent de l’y mener ; car on lui eût tué entre ses mains, tant étoit-il fort haï de la communauté de Troyes : si l’emmena d’autre part à sauveté.

Si furent grandement honorés à leur retour de ceux de Troyes les seigneurs qui avoient été à celle besogne, l’évêque de Troyes premièrement, le comte de Vaudemont, le comte de Joigny, messire Brokars de Fenestranges, messire Jean de Châlons, et plusieurs autres barons et chevaliers qui à la besogne de Nogent avoient été ; et de toutes gens en avoit la renommée messire Brokars de Fenestranges, pour ce qu’il avoit la plus grand’charge de gens. Ainsi eschéy à monseigneur Eustache d’Aubrecicourt ; et perdit la journée, si comme dessus est dit, et fut durement navré : mais son maître qui fiancé l’avoit, en pensoit aussi bien que s’il eût été son frère ; et lui fit très bonne compagnie toujours.

Or vous parlerons de monseigneur Courageux de Mauny et de l’aventure qui lui avint. Quand la déconfiture fut passée et tous les François retraits, le dit messire Courageux qui étoit tout assommé et là couché entre les morts, et étoit si comme demi-mort, leva un petit le chef ; si ne vit que gens morts et abattus et aterrés autour de lui. Adonc s’évertua-t-il un petit et se assit sur la crête d’un fossé où on l’avoit abattu : si regarda et vit qu’il n’étoit mie loin du fort de Nogent dont Jean de Segure, un moult appert écuyer, étoit capitaine. Si fit tant le dit chevalier, au mieux qu’il put, une heure en lui traînant, et l’autre en lui appuyant, qu’il vint dessous la grosse tour de la forteresse ; et puis fit signe aux compagnons de là dedans qu’il étoit des leurs. Adonc avalèrent les compagnons tantôt jus de la tour et le vinrent quérir à la barrière, et le prirent entre leurs bras et l’emportèrent dedans le fort. Si lui recousirent, bandelèrent et appareillèrent ses plaies, et en pensèrent depuis si bien qu’il en guérit.

Quand ceux qui étoient demeurés en la ville de Pons sur Seine et que messire Eustache y avoit laissés à son département, entendirent ces nouvelles, que messire Eustache étoit pris et tous les autres morts ou pris, si furent moult ébahis, et n’eurent mie conseil de plus là demeurer, ni de tenir la forteresse ; car ils n’étoient qu’un peu de gens. Si troussèrent tout ce qu’ils purent, et se partirent de Pons sur Saine ; et aussi firent ceux de Trochy, de Saponay, d’Arsy, de Méry, de Plancy et de tous les autres forts qui obéissoient à messire Eustache d’Aubrecîcourt en devant ; ni nul n’y osa plus demeurer ; et les laissèrent tous vagues, pour la doute de l’évêque de Troyes, et de messire Brokars de Fenestranges, qui étoient grands guerroyeurs. Si se boutèrent en autres forts arrière d’eux. Messire Pierre d’Audelée ne se partit point pour ce de Beaufort, ni Jean de Segure de Nogent, ni Albrest de Gyé sur Saine.

En ce temps trépassa de ce siècle assez merveilleusement, au châtel de la Harelle que il tenoit, à trois lieues près d’Amiens, messire Jean de Péquigny, si comme on dit, et l’étrangla son chambellan ; et aussi mourut auques ainsi un sien chevalier et de son conseil, qui s’appeloit messire Lus de Bethisi. Dieu en ait les âmes, et leur pardoint leurs méfaits.

Un tel miracle avint aussi en ce temps d’un écuyer anglois qui étoit de la route messire Pierre d’Audelée et Albrest. Ils avoient chevauché un jour et étoient entrés en un village qui s’appeloit Ronay, et le déroboient les pillards, et y entrèrent si à point que le prêtre chantoit la grand’messe. Cil écuyer entra en l’église et vint à l’autel, et prit le calice où le prêtre devoit consacrer le corps de Notre Seigneur, et jeta le vin par terre ; et pourtant que le prêtre en parla, cil le férit de son gand arrière main, si fort que le sang en vola sur l’autel. Ce fait, ils issirent de la ville, et eux venus aux champs, ce pillard qui fait avoit cet outrage et qui portoit en son sein le calice, la platine et les corporaux, pendant ce qu’ils chevauchoient soudainement, il lui avint ce que je vous dirai ; et ce fut bien vengeance et verge de Dieu et exemple pour tous autres pilleurs. Le cheval de celui et il commencèrent à tournoyer sur les champs diversement et à demener tel tempête que nul ne les osoit approcher, et chéirent là en un mont et étranglèrent l’un l’autre, et se convertirent tous en poudre et en cendre. Tout ce virent les compagnons qui là étoient, dont ils furent grandement ébahis ; et vouèrent et promirent à Dieu et à Notre Dame que jamais église ne violeroient, ni déroberoient. Je ne sçais si ils l’ont depuis tenu.