Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre XCVIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 408-409).

CHAPITRE XCVIII.


Comment ceux de Noyon achetèrent la garnison de Mauconseil ; et Jean de Ségure vendit celle de Nogent à l’évêque de Troyes ; et comment ceux de Troyes occirent le dit Jean de Ségure.


Auques en ce temps se commencèrent à ennuyer ceux de Mauconseil de leur garnison ; car pourvéances leur failloient, et étoient requis du vendre de ceux de Noyon et du pays. Si la vendirent douze mille moutons[1] ; et s’en pouvoient partir, ainsi qu’ils firent, sauvement eux et le leur. Si se partirent et se retrairent ès autres forteresses de Creel, de la Harelle, de Clermont, de Velly, de Pierrepont, de Roussy et de Sissonne. Sitôt que ceux de Noyon eurent Mauconseil, ils le abattirent et rasèrent tout par terre, tellement que oncques depuis n’y eut fort ni maison pour nulluy loger.

Ainsi étoit grevé et guerroyé le royaume de France de tous côtés ; et vendoient les uns aux autres ces capitaines de garnisons, leurs forts et leurs pourvéances, et échangeoient et donnoient sommes d’argent ensemble, aussi bien comme de leur héritage. Et quand ils en étoient tannés, ou qu’il leur sembloit qu’ils ne les pouvoient plus tenir, ils les vendoient aux François pour avoir plus grand’somme de florins. Dont il avint que Jean de Ségure vendit la garnison de Nogent sur Saine à l’évêque de Troyes, une quantité de florins, et la livra. Et sur bonnes assurances que l’évêque lui avoit données et accordées par son scel, et loyaument il lui cuidoit tenir, le dit Jean vint à Troyes et entra dedans la cité, et descendit en l’hôtel de l’évêque qui le reçut assez liement, et lui dit : « Jean, vous demeurerez de-lez moi deux ou trois jours, cependant je vous appareillerai votre paiement. » Jean de Ségure s’y accorda légèrement, qui cuidoit être venu sauvement ; mais non fut : car la communauté de la ville, sitôt comme ils sçurent sa venue, s’assemblèrent de toutes parts, et commencèrent à murmurer et à parler moult vilainement sur le dit évêque, en disant : « Comment se truffe l’évêque de nous, qui soutient ainsi de lez lui nos ennemis et le plus fort pillard du royaume de France, et qui plus y a fait de maux et de vilains faits ; et veut encore que nous lui donnions notre argent pour nous guerroyer ; ce ne fait mie à consentir. » Ces paroles et autres multiplièrent si entre eux, que brièvement ils dirent tout d’une voix que ils l’iroient tuer en l’hôtel de l’évêque, ni jamais ne leur échapperoit. Si s’en vinrent tous d’une sorte et envoyèrent grandes gardes aux portes, pourquoi il ne s’en pût aller ; et puis s’en vinrent eux plus de six mille, tous armés à leur usage à la cour de l’évêque et entrèrent dedans tout baudement. L’évêque fut tout émerveillé quand il les vit, et demanda : « Que voulez-vous ? » Ils répondirent tout d’une voix : « Ce traître Navarrois qui s’est céans bouté et qui est et a été si grand ennemi au royaume de France et qui plus y a fait de meurtres et de vilains faits et emblé traîtreusement plus de villes et de châteaux et de forteresses que nul des autres : si lui en donnerons son paiement, car il l’a bien desservi. » Adonc répondit l’évêque, comme loyal et vaillant prud’homme, et dit : « Beaux seigneurs, quel qu’il soit et ait été, il est ci venu sur mon sauf-conduit et bonnes assurances ; et si savez et avez toujours sçu les traités qui ont été entre moi et lui ; et par votre accord et bonne volonté ils sont passés : si seroit grand’trahison et mauvaise déloyauté si en celle assurance on lui faisoit nul contraire. »

Néantmoins, quoique l’évêque parlât ni vérité leur remontrât, il n’en put oncques être ouï ; mais entrèrent de force en sa salle et puis en sa chambre, et quirent tant le dit écuyer de chambre en chambre, que finablement ils le trouvèrent. Si l’occirent et détranchèrent tout par pièces. Ainsi fina Jean de Ségure, dont l’évêque de Troyes et les chevaliers qui là étoient furent durement courroucés, mais amender ne le purent.

  1. Monnaie du temps.