Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre XCVI

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 406-407).

CHAPITRE XCVI.


Comment messire Eustache d’Aubrecicourt fut pris et toutes ses gens déconfits ; et comment messire Courageux de Mauny demeura comme mort en la bataille.


Moult y fit ce jour messire Eustache d’Aubrecicourt merveilles d’armes et y fut très bon chevalier, et aussi furent tous ceux qui avec lui étoient et se acquittèrent très vaillamment et loyaument à leur pouvoir ; et ne l’eurent mie davantage les François, combien que ce fussent bonnes gens et tous d’élite. Mais ils étoient si grand nombre, et aussi si bien se combattirent, et si désiroient à ruer jus et à déconfire les Anglois, qu’ils s’abandonnoient de corps et de volonté. Et finablement, par le grand secours des brigands qui leur vint, ils rompirent les Anglois et espardirent tellement que oncques depuis ils ne se purent mettre ensemble ; et fut le pennon messire Eustache, qui y étoit l’étendard et la ralliance des Anglois, conquis et tout déchiré, et le dit chevalier de tous lez et de tous côtés envahi et assailli et durement navré. À celle empainte que ils se ouvrirent et épandirent en y eut foison de rués par terre, et en furent les François maîtres, et prirent desquels qu’ils voulurent. Si eschéy messire Eustache ès mains d’un chevalier de dessous le comte de Vaudemont, qui s’appeloit messire Henri Quevillart. Cil chevalier fiança le dit monseigneur Eustache et eut moult de peine et de soin pour le sauver ; car la communauté de Troyes le vouloient tuer, tant fort le héoient pour les grands appertises d’armes que il avoit faites au pays de Champagne. Là furent pris messire Jean de Paris, messire Martin d’Espaigne et plusieurs autres chevaliers et écuyers ; et ceux qui sauver se purent, se boutèrent au fort de Nogent : ce fut petit, car ils furent presque tous morts et tous pris sur place. Et fut laissé messire Courageux de Mauny entre les occis comme mort, tant étoit-il fort navré, et tellement qu’il n’avoit ni feu ni haleine en lui, et fut ainsi oublié. Cil rencontre fut l’an de grâce mil trois cent cinquante neuf, la vigile Saint Jean-Baptiste.