Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre XCV

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 405-406).

CHAPITRE XCV.


Comment messire Brokars et l’évêque de Troyes assaillirent roidement messire Eustache d’Aubrecicourt et sa route ; et comment les archers anglois furent déconfits.


Quand messire Brokars de Fenestranges, qui étoit hardi et courageux chevalier durement, vit que messire Eustache ni sa bataille ne descendroient point de la montagne, si dit : « Allons, allons vers eux, il les nous faut combattre à quelque meschef que ce soit. » Adonc s’avança-t-il et sa bataille, et d’autre part l’évêque de Troyes, et approchèrent leurs ennemis. Messire Eustache et sa route attendirent celle bataille franchement et la recueillirent aux fers des glaives, tellement que oncques les François ne la purent briser. Mais ils rompirent et branlèrent celle des François, et en y eut plus de soixante à celle première empainte renversés jus par terre ; et eût été déconfite sans recouvrer, quand la seconde bataille des François approcha, que messire Jean de Châlons et le comte de Joigny menoient. Cette seconde bataille réveilla grandement la première et remit ensemble, qui étoit jà tout épandue. Adonc archers commencèrent à traire roidement et fièrement et à employer sagettes tellement, que nul ne les osoit approcher ni entrer en leur trait.

Adonc se hâta la tierce bataille que le comte de Vaudemont menoit, où moult avoit de bonnes gens d’armes ; et vint sur aile férir sur la bataille messire Eustache. À ces nouvelles gens entendirent tantôt les Anglois de grand’volonté, et les recueillirent fièrement et roidement. Là eut fait maintes grands appertises d’armes ; et trop vaillamment se combattoit messire Eustache, car toute la presse étoit à lui et dessous son pennon, pour la cause de ce qu’il sembloit aux François, et vérité étoit, que si on l’avoit mort ou pris, le demeurant étoit déconfit. Et aussi toute la fleur des gens messire Eustache étoient de-lez lui, tant pour son corps et son pennon garder que pour leur honneur avancer. Là eut messire Eustache grand faix sur les bras : car par bon compte les François étoient bien trois contre un. Là convint ces nouveaux chevaliers souffrir moult de peine, si loyaument se vouloient acquitter ; et oil voir, car il n’en y eut nul qui trop bien ne fissent leur devoir. Là fit messire Eustache par espécial maintes grands appertises d’armes, et se combattit si vaillamment que on se pourroit émerveiller de ce qu’il y fit ; car d’un glaive qu’il tenoit il en versa jusques à quatre des plus vigoureux et mit par terre et navra durement : ni nul ne l’osoit approcher, pour les grands appertises d’armes qu’il faisoit. Quand messire Brokars de Fenestranges, qui étoit fort chevalier et dur malement, en vit la manière, il prit son glaive entre ses poings et le lança pardessus les têtes de tous les autres qui étoient entre lui et messire Eustache, et l’avisa si bien en lançant que le glaive vint cheoir droitement en la visière du bassinet du dit messire Eustache, et si roidement y descendit que le fer qui étoit dur, trempé et acéré, rompit trois dents en la bouche du dit chevalier. Messire Eustache, qui vit en l’air le coup venir, jeta son bras au devant, et vola le glaive pardessus sa tête ; et jà étoit si échauffé que de navrure qu’il eût il ne faisoit compte, ni on ne vit, grand temps a, chevalier faire les grands appertises d’armes qu’il fit là.

Or avoient les Anglois l’avantage d’une montagne qui moult leur valut ; et étoient tous serrés et mis ensemble, tellement que on ne pouvoit entrer en eux ; et se combattoient à pied et les François à cheval. D’autre part, un petit plus avant, les archers d’Angleterre s’étoient recueillis et faisoient leur bataille à part eux, et laissoient leurs gens d’armes convenir. Ces archers qui traioient ouniement embesognoient grandement les François, et en blessèrent et navrèrent plusieurs.

En grand temps on n’avoit point vu, si comme je l’ouïs recorder à ceux qui y furent, d’une part et d’autre, bataille faire par si bonne ordonnance et si bien combattue, ni gens qui se tinssent si vaillamment que les Anglois firent ; ni aussi d’autre part que si âprement les recueillissent que les François firent ; car tout à cheval ils tournoient autour des Anglois pour entrer en eux et rompre leur bataille, et les Anglois aussi à la mesure qu’ils tournoient tournoient aussi. En cel état se combattirent moult longuement, lançant l’un sur l’autre. Là eut fait maintes prises et maintes rescousses ; car les Anglois n’étoient qu’un petit : si se mettoit chacun en peine de bien faire la besogne ; et si vaillamment se combattirent que pour ce jour ils n’en devoient avoir nul blâme. Car si les brigands ne fussent venus, qui y survinrent plus de neuf cents tout frais et tout nouveaux atout lances et pavois, ils s’en fussent partis à leur honneur ; car ils donnoient aux François assez à faire. Mais quand ces brigands furent venus, qui étoient une grand’route, ils rompirent tantôt les archers et mirent en voie ; car leur trait ne pouvoit entrer en eux, tant étoient forts et bien paveschés ; et étoient aussi durement foulés, car ils s’étoient longuement combattus et tenus.

Quand messire Jean de Châlons et sa bataille virent ces archers fuir et dérompre, si retourna celle part, et fit tourner sa bannière et ses gens, et eux chasser à cheval. Là eurent ces archers fort temps ; car ils ne sçavoient où fuir ni où mucier pour eux sauver ; et les tuoient et abattoient ces gens d’armes, sans pitié et sans merci. Et en firent messire Jean de Châlons et le comte de Joigny la déconfiture, que oncques n’en échappa nul que tous ne demeurassent sur la place ; et puis retournèrent sur les garçons, qui gardoient les chevaux de leurs maîtres qui se combattoient tous à pied. Si furent ces garçons tous morts et tous pris ; petit s’en sauvèrent ; et là perdit messire Eustache son coursier et sa haquenée qu’il aimoit tant. Pendant ce, se combattoient messire Brokars, l’évêque de Troyes, le comte de Vaudemont et de Joinville à monseigneur Eustache et à ses gens, et avoient pris une partie de la bataille et mis les brigands d’autre, qui trop durement embesognoient les Anglois.