Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre LXXVIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 390-391).

CHAPITRE LXXVIII.


Comment le connétable de France et le comte de Saint-Pol firent décoler ceux qui avoient vendu Amiens ; et comment une très grand’cherté vint en France.


Quand les Navarrois furent tous retraits, le connétable de France et le comte de Saint-Pol départirent leurs gens et les envoyèrent par toutes les portes, et leur commandèrent sur la hart que il ne laissassent nul homme vider hors de la ville.

Ainsi fut fait qu’ils ordonnèrent. Lendemain au matin, le connétable de France et le comte de Saint-Pol, et aucuns bourgeois qui connoissoient le mainténement de la ville et qui soupçonnoient aucuns bourgeois et bourgeoises de cette trahison, allèrent dans les maisons de ceux et de celles où ils les pensoient à trouver : si en prirent jusques à dix-sept, lesquels furent décolés tantôt et sans délai publiquement emmy le marché, et mêmement l’abbé du Gard qui consenti avoit cette trahison et logé une partie des Navarrois en sa maison[1]. Aussi assez tôt après, par cas semblable, en furent traînés et justiciés en la bonne ville et cité de Laon six des plus grands bourgeois de la ville ; et si l’évêque du lieu[2] eût été tenu, il eût été mal pour lui ; car il en fut accusé, et depuis ne s’envint-il point excuser : mais il se partit adoncques secrètement, car il eut amis en voie qui lui annoncèrent cette avenue. Si se traist tantôt pardevers le roi de Navarre à Mante sur Seine, qui le reçut liement.

Telles avenues et telles amises[3] avenoient adoncques au royaume de France : pour ce se tenoient les seigneurs, les barons et les chevaliers, et aussi les bonnes villes et les cités chacun sur sa garde ; car on ne savoit de qui garder. Et au voir dire, le roi de Navarre avoit plusieurs amis semés et acquis parmi le royaume de France ; et si on ne s’en fût point aperçu, ils en eussent plus de contraires assez faits qu’ils ne firent, combien qu’ils en fissent assez.

En ce temps que le duc de Normandie et ses frères se tenoient à Paris, n’osoient nuls marchands ni autres issir hors de Paris ni chevaucher en leurs besognes qu’ils ne fussent tantôt rués jus, de quel côté que ce fût qu’ils voulussent aller ; car le royaume de France étoit si rempli de Navarrois, que ils étoient maîtres et seigneurs du plat pays et des rivières et aussi des cités et des bonnes villes : dont un si cher temps en vint en France que on vendoit un tonnelet de harengs trente écus, et toutes autres choses à l’avenant ; et mouroient les petites gens de faim, dont c’étoit grand’pitié ; et dura cette dureté et ce cher temps plus de quatre ans. Et par les bonnes villes de France ne pouvoit nul ni nulle recouvrer de sel, si ce n’étoit par les ministres du duc de Normandie ; et le faisoient iceux acheter aux gens et livrer à leur ordonnance, pour estordre plus grands argents, pour payer les soudoyers ; car les rentes et les revenues dudit duc en autres conditions étoient toutes perdues.

  1. Elle était située près de la porte Saint-Fremin-au-Val contre laquelle les Navarrais avaient dirigé leur attaque.
  2. C’était le fameux Robert le Cocq, qui s’enfuit peu de temps après en Espagne, oh il fut fait évêque de Calahorra.
  3. Mauvaise action.