Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre LXXIX

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 391-392).

CHAPITRE LXXIX.


Comment le connétable de France et le comte de Saint-Pol et tous les seigneurs de Picardie assiégèrent Saint-Valéry ; et comment le captal de Buch prit Clermont en Beauvoisin.


Moult acquirent le connétable de France et le jeune comte de Saint-Pol grand’grâce parmi le pays de Picardie, du secours que ils avoient fait à ceux d’Amiens ; et se commencèrent tous les chevaliers et écuyers de Picardie à aherdre[1] à eux, et dirent ainsi : « Nous avons en ces deux seigneurs bons capitaines et gouverneurs pour emprendre un grand fait et réveiller nos ennemis qui ainsi nous hérient et nous tollent notre chevance. » Tant parlèrent les barons et les chevaliers, quand ils se trouvèrent ensemble, et si s’émurent, que de fait et de volonté ils dirent et accordèrent que ils iroient assiéger Saint-Valery, et ceux qui dedans étoient, qui là gissoient trop grandement à leur honneur ; et y mirent les deux seigneurs de Picardie, par le conseil des dessus dits, jour et terme de ce faire. Si se pourvurent sur ce, et le signifia le connétable de France par toutes les bonnes villes et cités de Picardie. Si se recueillirent et assemblèrent ceux de Tournay, d’Arras, de Lille, de Douay, de Béthune, de Saint-Omer, de Saint-Quentin, de Péronne, d’Amiens, de Corbie et de Abbeville, et se taillèrent à une quantité de gens, et les envoyèrent devers le connétable et le comte de Saint-Pol, qui se firent chefs et souverains de cette chevauchée et entreprise.

Si s’émurent tous les chevaliers et écuyers : et mêmement de Hainaut en y alla-t-il assez, pour la cause des héritages qu’ils tenoient ou tiennent en France. Le sire d’Enghien y envoya le jeune sénéchal pour le temps de Hainaut, messire Jean de Verchin, lequel y alla en grand’étoffe, et messire Hugues d’Antoing son cousin et plusieurs autres ; et vinrent mettre le siége pardevant Saint-Valery[2]. Si étoient bien deux mille chevaliers et écuyers et environ douze mille d’autres gens de communautés des bonnes villes, et tous à leurs propres frais. Mais par espécial ceux de Abbeville en furent trop curieux ; car là prenoient-ils le plus de leurs pourvéances. Si se tint le siége devant Saint-Valery un grand temps ; et y eut fait et livré maints assauts grands et forts, et maintes escarmouches. Et presque tous les jours y avoit aucune chose de nouvel, ou aucunes appertises d’armes ; car les jeunes chevaliers et écuyers de l’ost se alloient aventurer et éprouver de grand’volonté ; et bien trouvoient à qui parler ; car messire Guillaume Bonnemare et Jean de Ségure, apperts hommes d’armes malement, et aucuns compagnons de laiens, venoient jusques aux barrières de leur forteresse lancer et escarmoucher à ceux de l’ost bien et hardiment. Si en y avoit des blessés et des navrés à la fois des uns et des autres, ainsi que en tel besogne aviennent souvent telles aventures. Et pouvoient bien être ceux de Saint-Valery environ trois cents combattans, sans ceux qui étoient de la nation de la ville, que ils faisoient combattre et eux aider, autrement ils eussent mal finé. Et y firent les seigneurs qui là étoient amener et charier les engins d’Amiens et d’Abbeville, et dresser pardevant, qui y jetoient grands pierres de faix, qui moult grévoient ceux de la ville. Et aussi ceux de Saint-Valery avoient de bons canons et des espringalles[3] qui moult grévoient ceux de l’ost.

En ce temps que le siége se tenoit là[4] et que le roi de Navarre guerroyoit de tous côtés le royaume de France, arriva à Chierebourch le captal de Buch, un autre appert chevalier, cousin du roi de Navarre ; et vint adonc en Normandie en intention et pour aider au dit roi de Navarre à maintenir sa guerre contre le royaume ; car aussi le dit roi l’en avoit affectueusement prié et retenu à soudées et à gages à deux cents lances.

Donc, si très tôt que le captal fut venu en Normandie, il se mit aux champs et chevaucha tout parmi le pays dudit roi de Navarre tant qu’il vint à Mante. Là trouva-t-il monseigneur Philippe de Navarre son cousin qui lui fit grand’chère et le recueillit liement ; et fut avecques lui, je ne sais quans de jours : et puis s’en partit-il secrètement atout ses compagnons et chevaucha tant sur une nuit, parmi le bon pays de Veguecin et de Beauvoisin, que il vint à Clermont en Beauvoisin, une grosse ville néant fermée et bon châtel, voire d’une très grosse tour où il a braies[5] tout environ. Le captal, ains son département de Normandie, avoit avisé celle forteresse à prendre. Si enchéy si bien, que sur ajournement, ses gens la prirent, échelèrent et emblèrent sur les vilains du pays ; et entrèrent les Navarrois dedans par échellement. De quoi qui la dite tour véoit, on se put émerveiller comment ce se put faire ; car à la vue du monde c’est chose impossible du prendre. Toutevoies ils achevèrent leur emprise par échelles de cordes et grands crocs d’acier : et y entra premièrement en rampant comme chat, Bernard de La Salle qui en son vivant en échela plusieurs ; et tant fit en cette empainte, que Clermont demeura au captal de Buch qui le tint un grand temps, et plusieurs bons compagnons dedans, qui durement travaillèrent et coururent le bon pays de Veguecin et de Beauvoisin, parmi l’aide des autres forteresses qui se tenoient Navarroises là environ, Creel, la Harelle et Mauconseil. Et étoit tout le plat pays à eux, ni n’alloit nul au devant. Et toujours se tenoit le siége des chevaliers de Picardie et du pays de Caux devant Saint-Valery.

  1. S’attacher.
  2. Ils assiégèrent Saint-Valéry dans le mois d’août de cette année, et n’en furent les maîtres que vers le carême de l’année suivante, comme le dira Froissart ci-après.
  3. Machine à lancer des traits et des pierres.
  4. La surprise de Clermont par le captal de Buch, que Froissart va raconter, ne peut être arrivée pendant le siége de Saint-Valery, puisque Saint-Valery, ainsi qu’il le dira lui-méme ci-après, chap. 84, assiégé au mois d’août 1358, se rendit dans le carême de l’année suivante ; et que le captal de Buch ne s’empara de Clermont, suivant les Chroniques de France, que le lundi 18 novembre 1359.

    Il est presque impossible de débrouiller la chronologie des faits qu’il va raconter dans quelques-uns des chapitres suivans ; il paraît seulement qu’on doit les rapporter à la fin de l’année 1358 ou aux premiers mois de l’année 1359.

    Je remarque de plus que la plupart des événemens qu’il rapporte dans les chapitres 80, 81 et suivans jusqu’au chapitre 99, ne se trouvent point dans les autres historiens. Mais en revanche ils en racontent d’autres qui ont été omis par Froissart : ainsi, pour avoir une juste idée de l’étendue des maux que le roi de Navarre fit alors à la France, on ne peut se dispenser de combiner son récit avec celui des chroniqueurs, auxquels il sert de supplément et qui lui en servent à leur tour.

  5. Enceinte de murs peu élevés.