Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre LXXVII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 389-390).

CHAPITRE LXXVII.


Comment aucuns bourgeois d’Amiens avoient vendu la dite cité aux Navarrois ; et comment le connétable de France et le comte de Saint-Pol la gardèrent d’être prise.


Or avint ainsi, que messire Jean de Péquigny qui étoit de la partie le roi de Navarre et le plus grand de son conseil, et par quel pourchas il avoit été délivré, et qui pour le temps se tenoit en la Harelle à trois lieues près la cité d’Amiens, pourchassa tant par son subtil engin envers aucuns des bourgeois d’Amiens des plus grands de la cité, que il les eut de son accord ; et devoient mettre les Navarrois dedans la ville. Et emplirent couvertement iceux bourgeois, traîtres envers ceux de la cité, leurs chambres et leurs celliers de Navarrois qui devoient aider à détruire la ville. Et vinrent un soir messire Jean de Péquigny et messire Guillaume de Gauville, messire Friquet de Friquans, messire Lus de Bethisi, messire Foudrigais et bien cinq cents tous bons combattans, sur le confort de leurs amis que ils avoient laiens, aux portes d’Amiens[1] au lez devers la Harelle, et la trouvèrent ouverte, ainsi que ordonné étoit. Adoncques s’en issirent hors ceux qui mucés étoient dedans celliers et dedans chambres, et commencèrent à écrier : « Navarrois ! » Ceux de la cité d’Amiens qui furent en grand effroi se resveillèrent soudainement et écrièrent : « Trahis ! « et se recueillirent entre eux de grand courage ; et se trairent devers la porte, là où le plus grand tumulte étoit, entre le bourg[2] et la cité. Si gardèrent ceux qui premiers y vinrent assez bien la porte et de grand’volonté ; et y eut d’un lez et d’autre grand’foison d’occis. Et vous dis que si les Navarrois se fussent hâtés d’ètré entrés en la cité, sitôt que ils vinrent, ils l’eussent gagnée, mais ils entendirent au bourg et firent leur emprise assez couardement. Aussi celle propre nuit inspira Dieu monseigneur Morel de Fiennes[3], connétable de France pour le temps, avec le jeune comte de Saint-Pol son neveu, qui étoient à Corbie atout grand’foison de gens d’armes.

Si chevauchèrent vers Amiens vigoureusement, et y vinrent si à point que les Navarrois avoient jà conquis le bourg et mettoient grand’peine à conquerre la cité ; et l’eussent eue sans faute, si les dessus dits ne fussent venus si à point. Si très tôt que ces deux seigneurs et leurs gens furent entrés en la cité d’Amiens par une autre porte, ils se trairent chaudement là où les périls et la mêlée étoient ; et firent développer leurs bannières : et se rangèrent moult ordonnément sur la rue, sans passer la porte ; car ils tenoient le bourg pour tout conquis et perdu, ainsi qu’il fut. Cil secours refraichit et renforça durement ceux d’Amiens ; et alluma-t-on sur la rue grand’foison de feux et de falots.

Quand messire Jean de Péquigny et ceux qui étoient par delà entendirent que le connétable et le comte de Saint-Pol étoient par delà atout grand’foison de gens d’armes, si sentirent tantôt qu’ils avoient failli à leur entente, et qu’ils pouvoient plus perdre que gagner ; si retray ses gens au plus courtoisement qu’il put, et donna conseil de retourner. Donc se recueillirent les Navarrois et ceux de leur côté tous ensemble et sonnèrent la retraite ; mais ils pillèrent et coururent ainçois tout le bourg, dont ce fut grand dommage de ce que ils l’ardirent, car il y avoit plus de trois mille maisons et de bons hôtels grand’foison, et de belles églises parrocheaulx et autres, qui toutes furent arses, ni rien n’y eut déporté, mais le feu n’entra point dedans la cité. Ains retournèrent les Navarrois qui emmenèrent grand avoir qu’ils avoient trouvé au grand bourg d’Amiens, et grand’foison de prisonniers ; et s’en rallèrent arrière en leurs garnisons.

  1. Les Chroniques de France placent l’attaque d’Amiens au dimanche 16 septembre. Tous nos historiens en ont parlé, mais avec moins d’étendue ou moins d’exactitude que Froissart. C’est ainsi, par exemple, que le continuateur de Nangis se trompe manifestement lorsqu’il dit, page 121, que ce fut le roi de Navarre en personne qui fit cette tentative sur Amiens.
  2. Froissart entend par ce mot le faubourg : il était séparé de la ville proprement dite par une ancienne muraille, et avait été enclos de murs sous le règne de Philippe de Valois : ce qui formait une enceinte extérieure qu’on nommait la nouvelle forteresse. C’est dans cette première enceinte que les Navarrois s’étaient introduits.
  3. Aucun des autres historiens ne nomme le connétable de Fiennes ; ils attribuent tous unanimement au comte de Saint-Pol seul l’honneur de la délivrance d’Amiens.