Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre LXXVI

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 388-389).

CHAPITRE LXXVI.


Comment les Navarrois ardirent l’abbaye d’Ourquans ; et comment ils s’espandirent cil plusieurs lieux sur la rivière d’Oise et d’Esne ; et comment ils prirent la forte ville de Vely.


Cette déconfiture enorgueillit et amonta si les Navarrois et leurs routes qu’ils chevauchèrent par tout le pays à leur volonté et emmenèrent la plus grand’partie de leurs prisonniers à Creil, pourtant qu’il y a bonne ville et forte et bien séant. Et conquirent là très grand avoir, tant en joyaux comme en prisonniers que ils rançonnèrent depuis bien et fort ; et en devinrent les compagnons si riches et si jolis que merveilles ; et rançonnèrent ces bourgeois de Tournay et d’autres villes à selles étoffées bien friquement, à fers de glaives, à haches et à épées, à jacques, ou à gippons[1], ou à houseaux[2] et à toutes manières d’outils qui leur afféroient. Les chevaliers et les écuyers rançonnoient-ils assez courtoisement, à mise d’argent, ou à coursiers, ou à roncins ; ou d’un povre gentilhomme, qui n’avoit de quoi rien payer, ils prenoient bien le service un quartier d’an, ou deux, ou trois, ainsi qu’ils étoient d’accord. De vins, de vivres et de toutes autres pourvéances avoient ils bien et largement ; car le plat pays leur en délivroit assez, pour cause de rédemption ; ni rien n’alloit dedans les bonnes villes, fors en larcin ou par bon sauf-conduit que ils vendoient bien chèrement ; et cela tenoient ils entièrement, excepté trois choses, chapeaux de bièvres, plumes d’ostruce, et fers de glaive : oncques ils ne voulurent mettre ni accorder ces trois choses en leurs sauf-conduits. Si firent ceux de Mauconseil, depuis cette besogne avenue, assez plus de maux que devant, et ardirent la plus grand’partie de l’abbaye d’Ourquans, dont ce fut grand dommage, et moult en déplut grandement aux capitaines de Mauconseil quand ils le sçurent. Si se épandirent ces Navarrois en plusieurs lieux d’une part et d’autre la rivière d’Oise et d’Esne, et vinrent deux hommes d’armes apperts durement, Radigois de Dury et Robin l’Escot[3], prendre par eschellement la bonne ville de Vely[4], dont ils firent une bonne garnison, et la réparèrent et fortifièrent durement. Ces deux compagnons avoient dessous eux à leurs gages bien quatre cents compagnons, et retenoient toutes manières d’autres gens, Allemands, Hainuyers, Flamands, Brabançons et autres étrangers, et leur donnoient certaines souldées, et payoient de mois en mois.

Si couroient ceux de Vely, ceux de Mauconseil, ceux de Creei et ceux de la Harelle partout où ils vouloient, ni nul ne leur contredisoit ; car les chevaliers et les écuyers étoient tout embesognés de garder leurs forteresses et leurs maisons. Et alloient ces Navarrois et ces Anglois, et chevauchoient ainsi qu’ils vouloient, une fois armés et l’autre désarmés ; et s’ébattoient de fort en fort, tout ainsi comme si le pays fût en paix. Le jeune sire de Coucy faisoit bien garder les châteaux et soigneusement ; et étoit ainsi que souverain et gouverneur de toute la terre de Coucy un appert chevalier durement et vaillant homme qui s’appeloit le chanoine de Robersart. Cestui ressoignoient plus les Anglois et les Navarrois que nuls des autres ; car il en rua par plusieurs fois maints jus ; et aussi fit le sire de Roye.

  1. Espèce de chaussures, bottines.
  2. Pourpoint, casaque.
  3. Nous avons dit que Radigois de Derry était Irlandais ; celui que Froissart nomme Robin l’Escot était probablement Écossais.
  4. Velly, bourg ou petite ville sur l’Aisne à peu de distance de Soissons.