Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre LIV

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 364-366).

CHAPITRE LIV.


Comment messire Godefroy de Harecourt fut mort et toute sa gent déconfite et prise.


Quand messire Godefroy de Harecourt, qui hardi étoit et courageux durement, sçut que les François étoient venus en la cité de Coutances, si les désira grandement à trouver sur les champs, et assembla tout ce qu’il pouvoit avoir de gens d’armes, d’archers et de compagnons ; et dit que il chevaucheroit devers eux. Si se partit de Saint-Sauveur-le-Vicomte ; et pouvoient être environ cinq cents hommes, que uns que autres. Ce propre jour chevauchoient les François et avoient envoyé leurs coureurs découvrir. Si rapportèrent à leurs seigneurs que ils avoient vu les Navarrois. D’autre part aussi messire Godefroy de Harecourt avoit envoyé ses coureurs qui avoient chevauché un autre chemin et considéré le convine de François, bannières et pennons, et quel quantité ils étoient.

De tout ce ne fit messire Godefroy compte ; et dit franchement, puisqu’il véoit ses ennemis, qu’il les combattroit. Ainsi mus et encouragés ces gens d’armes d’encontrer les uns les autres, si se ordonnèrent les François d’un lez, et les Anglois et Navarrois d’autre. Messire Godefroy de Harecourt mit les archers devant, ce qu’il en avoit, pour traire et blesser les François. Quand messire Raoul de Reneval en vit la manière, il fit toutes manières de gens descendre à pied et eux paveschier et targier de leurs targes contre le trait, et commanda que nul n’allât avant sans commandement. Les archers de monseigneur Godefroy commencèrent à approcher, ainsi que commandé leur fut, et à développer sajettes à forces de bras. Ces gens d’armes de France, chevaliers et écuyers, qui étoient fort armés, paveschiés et targiés, laissaient traire sur eux ; mais cil assaut ne leur portoit point de dommage. Et tant furent en cel état, sans eux mouvoir ni reculer, que cils archers eurent employé toute leur artillerie, et ne sçavoient mais de quoi traire. Adoncques jetèrent-ils leurs arcs jus, et prirent à ressortir vers les gens d’armes qui étoient tous rangés au long d’une haie, messire Godefroy tout devant, sa bannière en présent. Lors commencèrent les archers François à traire moult vîtement et à recueillir sajettes de toutes parts, car grand’foison en y avoit sur les champs, et employer sur ces Anglois et Navarrois ; et aussi gens d’armes approchèrent vîtement. Là eut grand hutin et dur quand ils furent tous venus main à main ; mais les gens de pied de monseigneur Godefroy ne tinrent point de conroy et furent tantôt déconfits.

Quand messire Godefroy eut aperçu l’ordonnance, si se retraist tout sagement et tout bellement au fort d’un vignoble[1] enclos de drues haies, et entrèrent toutes ses gens là dedans ceux qui y purent venir. Quand les chevaliers François qui là étoient en virent la manière, ils se mirent tous à pied, ceux qui à cheval étoient demeurés, et avironnèrent le fort et avisèrent comment ils pourroient entrer. Si allèrent tout autour tant que ils trouvèrent voie ; et se aherdirent[2] entre eux pour entrer là dedans.

Tout ainsi comme ils avoient tournoyé autour des haies, en quérant voie et entrée, messire Godefroy de Harecourt et les siens, qui enclos étoient, avoient aussi tournoyé ; et se arrêtèrent à ce foible lez sitôt que les François se tinrent cois. Là eut féru, lancé, estoqué et fait maintes appertises d’armes ; et coûta aux François de leurs gens grandement, ainçois qu’ils pussent avoir la voie et le passage à leur volonté. Toutes-fois ils y entrèrent ; et fut la bannière au seigneur de Reneval toute la première qui dedans entra, et il tantôt après, et chevaliers et écuyers après. Lors qu’ils furent au clos, il y eut grand hutin et dur, et maints hommes renversés ; et ne tinrent mie les gens monseigneur Godefroy conroy, ainsi qu’il cuidoit que ils dussent faire, et qu’ils lui avoient promis. Si s’enfuirent et partirent la plus grand’partie, et ne purent souffrir les François. Quand messire Godefroy de Harecourt vit ce, et que mourir ou être pris le convenoit, car fuir il ne pouvoit, mais plus cher avoit à mourir que à être pris, il prit une hache et dit à soi-même que il se vendroit ; et s’arrêta sur son pas, pied avant autre, pour être plus fort, car il étoit boiteux d’une jambe, mais grand’force avoit en ses bras. Là se combattit vaillamment, longuement et hardiment ; et n’osoit nul attendre ses coups.

Quand les François en virent la manière et qu’il donnoit ses coups si grands qu’ils le ressoingnoient, si montèrent deux hommes d’armes sur leurs coursiers et abaissèrent leurs lances, et s’en vinrent tout d’une empeinte sur le dit chevalier, et l’aconsuivirent tous ensemble d’un coup de leurs glaives, tellement qu’ils le portèrent par terre. Quand il fut chu, oncques puis ne se releva ; car il fut hâté ; et n’avoit mie gens de-lez lui qui y entendissent ni qui faire aussi le pussent. Lors s’avancèrent aucuns hommes d’armes atout épées de guerre, fortes, dures et étroites ; et lui enfilèrent pardessous au corps, et là le tuèrent sur place. Ainsi fina messire Godefroy de Harecourt, qui jadis amena le roi d’Angleterre et son effort en Cotentin, et lui montra passage parmi Normandie. Si furent là tous morts et pris ceux qui avecques lui étoient ; et ceux qui échapper purent retournèrent à Saint-Sauveur-le-Vicomte. Cette avenue vint environ la Saint-Martin en hiver, l’an mil trois cent cinquante sis.

  1. On sera peut-être surpris de trouver un vignoble auprès de Saint-Sauveur-le-Vicomte ; il n’en existe aucun depuis long-temps dans la Basse-Normandie : mais il est certain que, depuis l’époque dont il s’agit, il y en avait encore quelques-uns dans les environs de Caen, comme l’a prouvé M. Huet dans son ouvrage sur les origines de cette ville.
  2. Se serrèrent les uns contre les autres.