Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre LIII

CHAPITRE LIII.


Comment les trois états firent faire monnoie de fin or ; et comment ils envoyèrent gens d’armes contre messire Godefroy de Harecourt.


Après ce, les trois états ordonnèrent et établirent, de par eux et en leurs noms, receveurs pour lever et recevoir toutes mal-toultes, impositions, dixièmes, subsides et toutes autres droitures appartenans au roi et au royaume ; et firent forger nouvelle monnoie de fin or, que on appeloit moutons[1]. Et eussent volontiers vu que le roi de Navarre fût délivré de prison du châtel de Arleux en Cambrésis, là où on le tenoit ; car il sembloit à plusieurs de ceux des trois états que le royaume en seroit plus fort et mieux défendu, au cas qu’il voudroit être bon et féal : pourtant que il y avoit petit de seigneurs au dit royaume à qui l’on se pût rallier, que tous ne fussent morts ou pris à la besogne de Poitiers. Si en requirent le duc de Normandie que il le voulsist délivrer ; car il leur sembloit que on lui faisoit grand tort, ni ils ne savoient pourquoi on le tenoit. Le duc de Normandie répondit adonc moult sagement, que il ne l’oseroit délivrer, ni mettre conseil à sa délivrance ; car le roi son père l’y faisoit tenir ; si ne savoit mie la cause pourquoi. Et ne fut point adoncques le roi de Navarre délivré.

En ce temps nouvelles vinrent au duc de Normandie et aux trois états que messire Godefroy de Harecourt harioit et guerroyoit malement le bon pays de Normandie ; et couroient ses gens, qui n’étoient mie grand’foison, deux ou trois fois la semaine jusques aux faubourgs de Caen, de Saint-Lô en Cotentin, d’Évreux, d’Avranches et de Coutances ; et si ne leur alloit nul au devant. Adoncques ordonnèrent et mirent sus le duc et les dits trois états une chevauchée de gens d’armes de bien trois cents lances et cinq cents autres armures de fer ; et y établirent quatre capitaines, le seigneur de Reneval, le seigneur de Cauny, le seigneur de Ruilli et le seigneur de Freauville[2]. Si partirent ces gens d’armes de Paris, et s’en vinrent à Rouen, et là assemblèrent-ils de tous côtés. Et y eut plusieurs chevaliers et écuyers d’Artois et de Vermandois, tels que le seigneur de Maunier, le seigneur de Créqui, messire Louis de Haveskierque, messire Oudart de Renty, messire Jean de Fiennes, messire Enguerrant d’Eudin, et plusieurs autres ; et aussi de Normandie moult de appertes gens d’armes ; et exploitèrent tant ces seigneurs et leurs gens qu’ils vinrent en la cité de Coutances et en firent leur garnison.

  1. On a conclu à tort de cette phrase de Froissart, que le roi Jean était le premier qui eût fait fabriquer les pièces de monnaie appelée moutons, multones ou mutones. Le Blanc, dans son Traité des monnaies, a fort bien prouvé qu’elle était déjà en usage au temps de saint Louis. Celle monnaie dura en France jusqu’au règne de Charles VII.
  2. Les Chroniques de France placent cette expédition au mois de novembre de cette année, et en rapportent tout l’honneur à Robert de Clermont, lieutenant du duc de Normandie en cette province. Les seigneurs nommés par Froissart servaient probablement sous ses ordres ; il est singulier qu’il ait omis de nommer le commandant en chef.