Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre LII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 362-364).

CHAPITRE LII.


Comment les trois états furent assemblés en la cité de Paris pour ordonner du gouvernement du royaume de France.


Si le royaume d’Angleterre et les Anglois et leurs alliés furent réjouis de la prise du roi Jean de France, le royaume de France fut grandement troublé et courroucé. Et il y avoit bien cause ; car ce fut une très grande désolation et ennuyable pour toutes manières de gens. Et sortirent bien adoncques les sages hommes du royaume que grands meschefs en naîtroient ; car le roi leur chef et toute la bonne chevalerie de France étoit morte ou prise ; et les trois enfans du roi qui retournés étoient[1], Charles, Louis et Jean, étoient moult jeunes d’âge et de conseil ; si y avoit en eux petit recouvrer ; ni nul des dits enfants ne vouloit emprendre le gouvernement du dit royaume[2].

Avec tout ce, les chevaliers et les écuyers qui retournés étoient de la bataille, en étoient tant haïs et si blâmés des communes que envis ils s’embatoient ès bonnes villes. Si parlementoient et murmuroient ainsi les uns sur les autres. Et regardèrent et avisèrent les plusieurs des sages hommes que cette chose ne pouvoit longuement durer ni demeurer en tel état, que on n’y mît remède ; car se tenoient en Cotentin Anglois et Navarrois, desquels messire Godefroy de Harecourt étoit chef, qui couroient et détruisoient tout le pays.

Si avint que tous les prélats de sainte église, évêques et abbés, tous les nobles, seigneurs et chevaliers, et le prévôt des marchands et les bourgeois de Paris, et le conseil des bonnes villes du royaume de France furent tous ensemble en la cité de Paris, et voulurent savoir et ordonner comment le royaume de France seroit gouverné jusques adonc que le roi leur sire seroit délivré ; et voulurent encore savoir plus avant que le grand trésor que on avoit levé au royaume du temps passé, en dixièmes, en male-toultes[3], en subsides, et en forges de monnoyes, et en toutes autres extortions, dont leurs gens avoient été formenés et triboulés, et les soudoyers mal payés, et le royaume mal gardé et défendu, étoit devenu : mais de ce ne savoit nul à rendre compte.

Si se accordèrent que les prélats éliroient douze[4] personnes bonnes et sages entre eux, qui auroient pouvoir, de par eux et de par le clergé, de ordonner et aviser voies convenables pour faire ce que dessus est dit. Les barons et les chevaliers ainsi élurent douze autres chevaliers entre eux, les plus sages et les plus discrets, pour entendre à ces besognes ; et les bourgeois, douze en telle manière. Ainsi fut confirmé et accordé de commun accord : lesquelles trente six personnes devoient être moult souvent à Paris ensemble, et là parler et ordonner des besognes du dit royaume. Et toutes manières de choses se devoient déporter par ces trois états ; et devoient obéir tous autres prélats, tous autres seigneurs, toutes communautés des cités et des bonnes villes, à tout ce que ces trois états feroient et ordonneroient. Et toutesfois, en ce commencement, il en y eut plusieurs en cette élection qui ne plurent mie bien au duc de Normandie, ni à son conseil.

Au premier chef, les trois états défendirent à forger la monnoie que on forgeoit, et saisirent les coins. Après ce, ils requirent au duc qu’il fût si saisi du chancelier le roi de France son père[5], de monseigneur Robert de Lorris, de monseigneur Simon de Bucy[6], de Poillevilain[7], et des autres maîtres des comptes et conseillers du temps passé du dit roi, parquoi ils rendissent bon compte de tout ce que on avoit levé et reçu au royaume de France par leur conseil. Quand tous ces maîtres conseillers entendirent ce, ils ne se laissèrent mie trouver ; si firent que sages ; mais se partirent du royaume de France, au plus tôt qu’ils purent ; et s’en allèrent en autres nations demeurer, tant que ces choses fussent revenues en autre état.

  1. Charles, duc de Normandie, était arrivé à Paris, le 29 septemhre, dix jours après la bataille de Poitiers, suivant les Chroniques de France.
  2. Cette assertion est démentie par des lettres royaux concernant l’élection des échevins et consuls de Lille, expédiées dès le 2 d’octobre, trois jours après l’arrivée du duc à Paris, à la tête desquelles il prend le titre de lieutenant du roi de France. Il convoqua d’ailleurs, dans la même qualité, les états généraux pour le 15 du même mois d’octobre. Il ne fit en cela qu’avancer de six semaines la convocation de cette assemblée, que le roi son père avait indiquée pour la Saint-André suivante, par l’article 7 de l’ordonnance du 28 décembre 1355. Au reste, Froissart paraît avoir confondu les états du mois d’octobre 1356 avec ceux qui s’assemblèrent de nouveau le 5 février 1357. On trouvera dans les Chroniques de France le récit de ce qui se passa dans ces différentes assemblées : on consultera avec encore plus de fruit la préface du troisième volume des ordonnances, où Secousse a réuni tout ce qu’il a pu découvrir sur cette matière, et les mémoires du même auteur, pour servir à l’histoire de Charles-le-Mauvais roi de Navarre.
  3. La maltôte était un impôt extraordinaire, levée pour la première fois en 1296, par Philippe-le-Bel. C’était d’abord le centième, puis le cinquantième des biens des laïques et du clergé.
  4. Suivant les Chroniques de France, chap. 20, le clergé ne nomma que quatre députés.
  5. Pierre de La Forest, archevêque de Rouen, chancelier de France.
  6. Premier président du parlement de Paris.
  7. Jean Poillevilain, bourgeois de Paris, souverain maître des monnaies et maître des comptes. Les Chroniques de France ajoutent aux officiers nommés par Froissart, messire Nicolas Braque, maître-d’hôtel du roi, d’abord son trésorier et ensuite maître des comptes ; Enguerrand du Petit-Cellier, bourgeois de Paris, trésorier de France ; Jean Chauveau de Chartres, trésorier des guerres.