Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre LV

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 366-368).

CHAPITRE LV.


Comment le roi d’Angleterre envoya quatre cents hommes d’armes pour prendre la saisine de la terre messire Godefroy de Harecourt ; et comment le roi Jean fut mené en Angleterre.


Après la déconfiture et la mort du dessusdit chevalier et le champ tout délivré, retournèrent les François à Coutances, et amenèrent là leurs gains et leurs prisonniers ; puis s’en retournèrent assez tôt après en France, devers le duc de Normandie que on clamoit adonc régent[1] et devers les trois états, qui moult honorèrent les chevaliers et écuyers qui en Cotentin avoient été.

Si demeura ainsi cette chose ; et se tint Saint-Sauveur-le-Vicomte en avant pour anglesche, et toute la terre de monseigneur Godefroy de Harecourt ; car il l’avoit vendue après son décès au roi d’Angleterre, et en avoit éloigné et déshérité monseigneur Louis de Harecourt son neveu, pour tant que le dit messire Louis ne s’étoit voulu retourner de son côté et aider à contrevenger la mort du comte de Harecourt son frère que le roi Jean avoit fait mourir honteusement assez près de Rouen. De quoi sitôt que le roi d’Angleterre entendit ces nouvelles de la mort monseigneur Godefroy, il fut moult courroucé, et le plaignit assez, et envoya gens d’armes, chevaliers et écuyers et arbalétriers plus de quatre cents, par mer, pour prendre saisine de la dite terre de Saint-Sauveur, qui bien vaut seize mille francs de revenue par an, et fit capitaine et gardien pour ce temps de la terre et des châteaux monseigneur Jean de Lisle, appert chevalier durement. Si demeura ainsi cette chose.

Les trois états entendirent toute celle saison aux ordonnances du royaume ; et étoit le dit royaume de France tout gouverné par eux.

Tout cel hiver en suivant se tint le prince, et la plus grand’partîe des seigneurs d’Angleterre qui à la bataille de Poitiers avoient été, à Bordeaux sur Gironde, en grand revel et ébattement ; et entendirent tous ces temps à pourveoir navire et à ordonner leurs besognes bien et sagement, pour emmener le roi de France et son fils et toute la plus grand’partie des seigneurs qui là étoient, en Angleterre.

Quand ce vint que la saison approcha que le prince dut partir et que les besognes étoient ainsi que toutes prêtes, il manda tous les plus hauts barons de Gascogne, le seigneur de Labret premièrement, le seigneur de Mucident, le seigneur de l’Esparre, le seigneur de Langueren, le seigneur de Pommiers, le seigneur de Courton, le seigneur de Rosem, le seigneur de Condon, le seigneur de Chaumont, le seigneur de Montferrant, le seigneur de Landuras, messire Aymeri de Tarse, le captal de Buch, le soudich de l’Estrade et tous les autres ; et leur fit et montra pour lors très grand signe d’amour, et leur donna et promit grands profits, c’est tout ce que Gascons aiment et désirent, et puis leur dit finalement qu’il s’en vouloit aller en Angleterre et y mèneroit aucuns d’eux, et laisseroit les autres au pays de Bordelois et de Gascogne pour garder la terre et les frontières contre les François. Si leur mettoit en abandon cités, villes et châteaux, et leur recommandoit à garder ainsi comme leur héritage. Quand les Gascons entendirent ce que le prince de Galles, ains-né fils au roi leur seigneur, en vouloit mener hors de leur puissance le roi de France que ils avoient aidé à prendre, si n’en furent mie de premier bien d’accord, et dirent au prince : « Cher sire, nous vous devons en quant que nous pouvons toute honneur, toute obéissance et loyal service, et nous louons de vous en quant que nous pouvons ni savons ; mais ce n’est pas notre intention que le roi de France, pour lequel nous avons eu grand travail à mettre au point où il est, vous nous éloigniez ainsi ; car, Dieu mercy ! il est bien, et en bonne cité et forte, et sommes forts et gens assez pour le garder contre les François, si de puissance ils le vous vouloient ôter. » Adonc répondit le prince : « Chers seigneurs, je le vous accorde moult bien : mais monseigneur mon père le veut avoir et voir ; et du bon service que fait lui avez et à moi aussi, vous en savons gré, et sera grandement reméri. »

Néantmoins ces paroles ne pouvoient apaiser les Gascons que le prince leur éloignât le roi de France, jusques à ce que messire Regnault de Cobehen et messire Jean de Chandos y trouvèrent moyen ; car ils sentoient les Gascons convoiteux. Si lui dirent : « Sire, sire, offrez leur une somme de florins, et vous les verrez descendre à votre requête. » Adoncques leur offrit le prince soixante mille florins. Ils n’en voulurent rien faire. Finablement, on alla tant de l’un à l’autre que un accord se fit, parmi cent mille francs que le prince dut délivrer aux barons de Gascogne, pour départir entre eux ; et en fit sa dette, et leur fut la dite somme payée et délivrée ainçois que le prince partît.

Après tout ce, il institua quatre barons de Gascogne à garder tout le pays jusques à son retour, le seigneur de Labret, le seigneur de l’Esparre, le seigneur de Pommiers et le seigneur de Rosem. Tantôt ces choses faites, le dit prince entra en mer[2], à belle navie et grosse de gens d’armes et d’archers ; et emmena avecques lui grand’foison de Gascons, le captal de Buch, messire Aimery de Tarse, le seigneur de Landuras, le seigneur de Mucident, le soudich de l’Estrade, et plusieurs autres. Si mirent en un vaissel, tout par lui, le roi de France pour être mieux à son aise.

En cette navie avoit bien cinq cents hommes d’armes et deux mille archers, pour les périls et les rencontres de sur mer ; car ils étoient informés, avant leur département à Bordeaux, que les trois états par lesquels le royaume étoit gouverné, avoient mis sus en Normandie et au Crotoy deux grosses armées de soudoyers pour aller au devant des Anglois et eux tollir le roi de France. Mais oncques ils n’en virent apparant : si furent-ils onze jours et onze nuits sur mer, et arrivèrent au douzième au havre de Zanduich[3] : puis issirent les seigneurs hors des navires et des vaisseaux et se herbergèrent en la dite ville de Zanduich et ès villages environ. Si se tinrent illec deux jours pour eux rafraîchir et leurs chevaux. Au tiers jour ils se partirent et s’en vinrent à Saint-Thomas de Cantorbie. Ces nouvelles vinrent au roi d’Angleterre et à la roine que leur fils le prince étoit arrivé et avoit amené le roi de France : si en furent grandement réjouis, et mandèrent tantôt aux bourgeois de Londres que ils s’ordonnassent si honorablement comme il appartenoit à tel seigneur recevoir que le roi de France. Ceux de la cité de Londres obéirent au commandement du roi, et se vêtirent par connétablies très richement, et se ordonnèrent de tous points pour le recueillir ; et se vêtirent tous les métiers de draps différens l’un de l’autre.

Or vint le roi de France, le prince et leurs routes à Saint-Thomas de Cantorbie où ils firent leurs offrandes, et y reposèrent un jour. À lendemain ils chevauchèrent jusques à Rocestre ; et puis reposèrent là un jour : au tiers jour ils vinrent à Dardefort, et au quart jour, à Londres, où ils furent très honorablement reçus ; et aussi avoient-ils été par toutes villes où ils avoient passé. Si étoit le roi de France, ainsi que il chevauchoit parmi Londres, monté sur un grand blanc coursier, très bien arréé et appareillé de tous points, et le prince de Galles sur une petite haquenée noire de-lez lui. Ainsi fut-il convoyé tout au long de la cité de Londres jusques à l’hôtel de Savoye, lequel hôtel est héritage au duc de Lancastre. Là tint le roi de France un temps sa mansion ; et là le vinrent voir le roi d’Angleterre et la roine, qui le reçurent et fêtoyèrent grandement, car bien le savoient faire ; et depuis moult souvent le visitoient et le consolaçoient de ce qu’ils pouvoient.

Assez tôt après vinrent en Angleterre, par le commandement du pape Innocent VIe, les deux cardinaux dessus nommés, messire Tallerant de Pierregort et messire Nicolle cardinal d’Urgel. Si commencèrent à proposer et à entamer traités de paix entre l’un et l’autre, et moult y travaillèrent[4], mais rien n’en purent exploiter. Toutes fois, ils procurèrent tant parmi bons moyens que unes trêves furent données entre les deux rois et leurs confortans, à durer jusques à la Saint-Jean-Baptiste, l’an mil trois cent cinquante neuf. Et furent mis hors de la trêve messire Philippe de Navarre et tous ses alliés, les hoirs le comte de Montfort et la duché de Bretagne[5].

Un peu après fut le roi de France translaté de l’hôtel de Savoye et remis au châtel de Windesore[6], et tous ses hôtels et gens. Si alloit voler, chasser, déduire et prendre tous ses ébatemens environ Windesore, ainsi qu’il lui plaisoit, et messire Philippe son fils aussi ; et tout le demeurant des autres seigneurs, comtes et barons, se tenoient à Londres : mais ils alloient voir le roi quand il leur plaisoit, et étoient recrus sur leur foi tant seulement.

  1. Le duc de Normandie ne prenait alors que le titre de lieutenant du roi son père ; il paraît qu’il ne prit celui de régent que vers le commencement de l’année 1358.
  2. Suivant les Chroniques de France, chap. 34, l’embarquement se fit en 1357, le mardi après Pâques, qui fut le XVIe jour d’avril. On ne sait si les mots qui fut le 16 d’avril, se rapportent au jour de Pâques ou au mardi d’après ; mais dans l’un ou l’autre cas il y a une faute ; car Pâques arriva cette année le 9 avril, et le mardi suivant fut le 11.
  3. Ils arrivèrent en Angleterre le 4 de mai, et à Londres le 24 du même mois, suivant l’auteur des Chroniques de France. Selon Thomas Otterbourne, p. 141, et Walsingham, p. 164, ils arrivèrent le 5 mai, non à Sandwich, mais à Plymouth. Les écrivains anglais pourraient bien avoir raison sur le lieu du débarquement ; car dans l’ordre que le roi d’Angleterre expédia le 20 mars pour faire tout préparer sur la route de son fils et du roi son prisonnier, il est dit qu’ils devaient arriver à Plymouth.
  4. Knyghton rapporte un trait assez singulier, à l’occasion des mouvemens que se donna le pape pour procurer la paix entre la France et l’Angleterre après la bataille de Poitiers, et de la partialité qu’il montrait pour la France sa patrie. Pour insulter aux Français, dit-il, qui s’étaient laissé battre par une poignée d’Anglais, on afficha en plusieurs lieux ces mots : Ore est le pape devenu Franceys e Jesu devenu Engley : Ore sera veou qe fra plus ly pape ou Jesus.
  5. Il y a plusieurs erreurs dans le peu de mots que dit Froissart concernant cette trêve. 1o Elle fut conclue non en Angleterre, mais à Bordeaux, le 23 mars de cette année, plusieurs jours avant le départ du prince de Galles et du roi Jean pour l’Angleterre. 2o Elle devait durer seulement jusqu’au jour de Pâques 1359 inclusivement, et non jusqu’à la fête de saint Jean-Baptiste. 3o Philippe de Navarre et les héritiers du comte de Montfort y étaient expressément compris. (Voy. cette charte dans Rymer.)
  6. Il fut ensuite transporté au château de Hertford sous la garde de Roger Beauchamp. David roi d’Écosse y était également retenu prisonnier. Le roi Jean fut transféré plus tard dans différens autres châteaux, par crainte qu’on ne le délivrât par la force ou la trahison.