Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CLXXVI

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 480-481).

CHAPITRE CLXXVI.


Comment le captal fut ravi et emporté de la bataille, voyans toutes ses gens, dont fortement furent courroucé.


Du commencement de la bataille, quand messire Jean Juviel fut descendu et toutes gens le suivoient du plus près qu’ils pouvoient, et mêmement le captal et sa route, ils cuidèrent avoir la journée pour eux ; mais il en fut tout autrement. Quand ila virent que les François étoient retournés par bonne ordonnance, ils connurent tantôt que ils s’étoient forfaits : néanmoins, comme gens de grand’emprise, ils ne s’ébahirent de rien, mais eurent bonne intention de tout recouvrer par bien combattre. Si reculèrent un petit et se remirent ensemble ; et puis s’ouvrirent, et firent voie à leurs archers qui étoient derrière eux, pour traire. Quand les archers furent devant, si se élargirent et commencèrent à traire de grand’manière ; mais les François étoient si fort armés et pavoisés contre le trait, que oncques ils n’en furent grévés, si petit non, ni pour ce ne se laissèrent-ils point à combattre ; mais entrèrent dedans les Navarrois et Anglois tous à pied, et iceux entre eux de grand’volonté. Là eut grand boutis des uns et des autres ; et tolloient l’un l’autre, par force de bras et de lutter, leurs lances et leurs haches et les armures dont ils se combattoient ; et se prenoient et fiançoient prisonniers l’un l’autre ; et se approchoient de si près que ils se combattoient main à main si vaillamment que nul ne pourroit mieux. Si pouvez bien croire que en telle presse et en tel péril il y avoit des morts et des renversés grand’foison ; car nul ne s’épargnoit d’un côté ni d’autre. Et vous dis que les François n’avoient que faire de dormir ni de reposer sur leur bride, car ils avoient gens de grand fait et de hardie entreprise à la main : si convenoit chacun acquitter loyaument à son pouvoir, et défendre son corps, et garder son pas, et prendre son avantage quand il venoit à point ; autrement ils eussent été tous déconfits. Si vous dis pour vérité que les Picards et les Gascons y furent là très bonnes gens et y firent plusieurs belles appertises d’armes.

Or vous veuil-je compter des trente qui étoient élus pour eux adresser au captal, et trop bien montés sur fleurs de coursiers. Ceux qui n’entendoient à autre chose que à leur emprise, si comme chargés étoient, s’en vinrent tout serrés là où le captal étoit, qui se combattoit moult vaillamment d’une hache, et donnoit les coups si grands que nul n’osoit l’approcher, et rompirent la presse, parmi l’aide des Gascons qui leur firent voye. Ces trente, qui étoient trop bien montés, ainsi que vous savez, et qui savoient quel chose ils devoient faire, ne vouldrent mie ressoigner la peine et le péril ; mais vinrent jusques au captal et l’environnèrent, et s’arrêtèrent du tout sur lui, et le prirent et embrassèrent de fait entre eux par force, et puis vidèrent la place, et l’emportèrent en cel état. Et en ce lieu eut adonc grand débat et grand abattis et dur hutin ; et se commencèrent toutes les batailles à converser celle part : car les gens du captal, qui sembloient bien forcennés, crioient : « Rescousse au captal ! rescousse ! » Néanmoins, ce ne leur put rien valoir ni aider : le captal en fut porté et ravi en la manière que je vous dis, et mis à sauveté. De quoi, à l’heure que ce avint, on ne savoit encore lesquels en auroient le meilleur.