Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CLXXVII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 481-482).

CHAPITRE CLXXVII.


Comment le pennon du captal fut conquis ; et comment les Navarrois et les Anglois furent tous morts ou pris.


En ce touillis et en ce grand hutin et froissis, et que Navarrois et Anglois entendoient à suir la trace du captal qu’ils en véoient mener et porter devant eux, dont il sembloit qu’ils fussent tous forcennés, messire Aymon de Pommiers, messire Petiton de Courton, monseigneur le soudich de l’Estrade et les gens le seigneur de la Breth d’une sorte, entendirent de grand’volonté à eux adresser au pennon du captal qui étoit en un buisson, et dont les Navarrois faisoient leur étendard. Là eut grand hutin et forte bataille, car il étoit bien gardé et de bonnes gens ; et par espécial, messire le bascle de Marueil et messire Geffroy de Roussillon y étoient. Là eut faites maintes appertises d’armes, maintes prises et maintes rescousses, et maints hommes blessés et navrés et renversés par terre. Toutes fois, les Navarrois qui là étoient de-lez le buisson et le pennon du captal furent ouverts et reculés par force d’armes, et mort le bascle de Marueil et plusieurs autres, et pris messire Geffroy de Roussillon et fiancé prisonnier de Monseigneur Aymon de Pommiers, et tous les autres qui là étoient ou morts ou pris, ou reculés si avant qu’il n’en étoit nulles nouvelles entour le buisson quand le pennon du captal fut pris, conquis et désciré et rué par terre. Pendant que les Gascons entendoient à ce faire, les Picards, les François, les Bretons, les Normands et les Bourguignons se combattoient d’autre part moult vaillamment ; et bien leur étoit besoin, car les Navarrois les avoient reculés ; et étoit demeuré mort entre eux le vicomte de Beaumont, dont ce fut dommage ; car il étoit à ce jour jeune chevalier et bien taillé de valoir encore grand’chose. Si l’avoient ses gens à grand meschef porté hors de la presse arrière de la bataille, et là le gardoient. Je vous dis, si comme j’ai ouï recorder à ceux qui y furent d’un côté et d’autre, que on n’avoit point vu la pareille bataille d’autelle quantité de gens être aussi bien combattue comme celle fut ; car ils étoient tous à pied et main à main. Si s’entrelaçoient l’un dedans l’autre et s’éprouvoient au bien combattre de tels armures qu’ils pouvoient, et par espécial de ces haches donnoient-ils si grands horions que tous s’étonnoient.

Là furent navrés et durement blessés messire Petiton de Courton et monseigneur le soudich de l’Estrade, et tellement que depuis pour la journée ne se purent aider. Messire Jean Juviel, par qui la bataille commença, et qui premier moult vaillamment avoit assailli et envahi les François, y fit ce jour maintes grands appertises d’armes, et ne daigna oncques reculer, et se combattit si vaillamment et si avant qu’il fut durement blessé en plusieurs lieux au corps et au chef, et fut pris et fiancé prisonnier d’un écuyer de Bretagne dessous monseigneur Bertran du Guesclin : adonc fut-il porté hors de la presse. Le sire de Beaujeu, messire Louis de Châlons, les gens de l’archiprêtre avec grand’foison de bons chevaliers et écuyers de Bourgogne se combattoient vaillamment d’autre part, car une route de Navarrois et les gens monseigneur Jean Juviel leur étoient au devant. Et vous dis que les François ne l’avoient point d’avantage, car ils trouvoient bien dures gens d’armes merveilleusement contre eux. Messire Bertran et ses Bretons se acquittèrent loyalement et bien se tinrent toujours ensemble, en aidant l’un l’autre. Et ce qui déconfit les Navarrois et Anglois ce fut la prise du captal, qui fut pris dès le commencement, et le conquêt de son pennon où ses gens ne se purent rallier. Les François obtinrent la place, mais il leur coûta grandement de leurs gens ; et y furent morts le vicomte de Beaumont, si comme vous avez ouï, messire Baudoin d’Ennequins, maître des arbalétriers, messire Louis de Havesquierques et plusieurs autres. Et des Navarrois morts un banneret de Navarre, qui s’appeloit le sire de Saux ; et grand’foison de ses gens de-lez lui, et mort le bascle de Marueil, un appert chevalier durement, si comme dessus est dit ; et aussi mourut ce jour prisonnier messire Jean Juviel. Si furent pris messire Guillaume de Gauville, messire de Saquenville, messire Geffroy de Roussillon, messire Bertran du Franc et plusieurs autres : petit s’en sauvèrent, que tous ne fussent ou morts ou pris sur la place. Cette bataille fut en Normandie assez près de Coucherel, par un jeudi, le seizième jour de mai, l’an de grâce mccclxiv.