Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CLXXV

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 479-480).

CHAPITRE CLXXV.


Comment, par le conseil de messire Bertran, les François firent semblant de fuir ; et comment l’archiprêtre se partit de la bataille.


Quand les chevaliers de France, qui ces gens, sur leur honneur, avoient à conduire et à gouverner, virent que les Navarrois et Anglois d’une sorte ne partiroient point de leur fort, et que il étoit jà haute nonne, et si oyoient les paroles que les prisonniers françois qui venoient de l’ost des Navarrois leur disoient, et si véoient la greigneur partie de leurs gens durement foulés et travaillés pour le chaud, si leur tournoit à grand’déplaisance ; si se remirent ensemble et eurent autre conseil, par l’avis de messire Bertran du Guesclin qui étoit leur chef et à qui ils obéissoient. « Seigneurs, dit-il, nous véons que nos ennemis nous détrient à combattre ; et si en ont grand’volonté, si comme je pense ; mais point ne descendront de leur fort, si ce n’est par un parti que je vous dirai. Nous ferons semblant de nous retraire et de non combattre mes-hui ; aussi sont nos gens durement foulés et travaillés par le chaud ; et ferons tous nos varlets, nos harnois et nos chevaux passer tout bellement et ordonnément outre ce pont et retraire à nos logis, et toujours nous tiendrons sur aile et entre nos batailles en aguet, pour voir comment ils se maintiendront : si ils nous désirent à combattre, ils descendront de leur montagne et nous viendront requerre tout au plein. Tantôt que nous verrons leur convine, si ils le font ainsi, nous serons tous appareillés de retourner sur eux ; et ainsi les aurons nous mieux à notre aise. « Ce conseil fut arrêté de tous, et le retinrent pour le meilleur entr’eux. Adonc se retraist chacun sire entre ses gens et dessous sa bannière ou pennon, ainsi comme il devoit être ; et puis sonnèrent leurs trompettes et firent grand semblant d’eux retraire, et commandèrent tous chevaliers et écuyers et gens d’armes leurs varlets et garçons à passer le pont et mettre outre la rivière leurs harnois. Si en passèrent plusieurs en cel état, et presque ainsi que tous, et puis aucunes gens d’armes faintement. Quand messire Jean Jeviel, qui étoit appert chevalier et vigoureux durement, et qui avoit grand désir des François combattre, aperçut la manière comment ils se retraioient, si dit au captal : « Sire, sire, descendons appertement ; ne véez-vous pas comment les François s’enfuient ? » Donc répondit le captal et dit : « Messire Jean, messire Jean, ne croyez jà que si vaillans hommes qu’ils sont s’enfuient ainsi ; ils ne le font fors que par malice et pour nous attraire. » Adonc s’avança messire Jean Juviel qui moult en grand désir étoit de combattre, et dit à ceux de sa route, et en écriant Saint-George ! « Passez avant ! qui m’aime si me suive, je m’en vais combattre. » Donc se hâta, son glaive en son poing, pardevant toutes les batailles ; et jà étoit avalé jus de la montagne, et une partie de ses gens, ainçois que le captal se partît. Quand le captal vit que c’étoit acertes et que Jean Juviel s’en alloit combattre sans lui, si le tint à grand’présomption et dit à ceux qui de-lez lui étoient : « Allons, descendons la montagne appertement, messire Jean Juviel ne se combattra point sans moi. » Donc s’avancèrent toutes les gens du captal, et il premièrement, son glaive en son poing. Quand les François qui étoient en aguet le virent venu et descendu au plain, si furent tous réjouis et dirent eutr’eux : « Véez ci ce que nous demandions huy tout le jour. » Adonc retournèrent-ils tous à un faix, en grand’volonté de recueillir leurs ennemis, et écrièrent d’une voix : Notre-Dame, Guesclin ! Si s’adressèrent leurs bannières devers les Navarrois, et commencèrent les batailles à assaillir de toutes parts et tous à pied. Et véez ci venir monseigneur Jean Juviel tout devant, le glaive au poing, qui courageusement vint assembler à la bataille des Bretons, desquels messire Bertran étoit chef ; et là fit maintes grands appertises d’armes, car il fut hardi chevalier durement.

Donc s’espardirent ces batailles, ces chevaliers et ces écuyers, sur ces plains, et commencèrent à lancer, à férir et à frapper de toutes armures, ainsi que ils les avoient à main, et à entrer l’un en l’autre par vasselage, et eux combattre de grand’volonté. Là crioient les Anglois et les Navarrois d’un lez : Saint-George, Navarre ! et les François : Notre-Dame, Guesclin ! Là furent moult bons chevaliers du côté des François, premièrement messire Bertran du Guesclin, le jeune comte d’Aucerre, le vicomte de Beaumont, messire Baudouins d’Ennequins, messire Louis de Châlons, le jeune sire de Beaujeu messire Anthoine qui là leva bannière, messire Louis de Havesquierque, messire Oudard de Renty, messire Enguerran d’Eudin ; et d’autre part les Gascons qui avoient leur bataille et qui se combattoient tout à part eux ; premièrement messire Aymon de Pommiers, messire Perducas de Labreth, monseigneur le soudich de l’Estrade, messire de Courton et plusieurs autres tous d’une sorte. Et s’adressèrent ces Gascons à la bataille du captal et des Gascons : aussi ils avoient grand’volonté d’eux trouver. Là eut grand hutin et dur poignis, et fait maintes grands appertises d’armes. Et pour ce que en armes on ne doit point mentir à son pouvoir, on me pourroit demander que l’archiprêtre qui là étoit, un grand capitaine, étoit devenu, pour ce que je n’en fais nulle mention. Je vous en dirai la vérité. Si très tôt que l’archiprêtre vit l’assemblement de la bataille, et que on se combattroit, il se bouta hors des routes : mais il dit à ses gens et à celui qui portoit sa bannière : « Je vous ordonne et commande, sur quant que vous vous pouvez mes-faire envers moi, que vous demeurez et attendez fin de journée ; je me pars sans retourner ; car je ne me puis huy combattre ni être armé contre aucun des chevaliers qui sont pardelà ; et si on vous demande de moi si en répondez ainsi à ceux qui en parleront. » Adonc se partit-il, et un sien écuyer tant seulement, et repassa la rivière et laissa les autres convenir. Oncques François ni Bretons ne s’en donnèrent garde, pourtant que ils véoient ses gens et sa bannière, jusques en la fin de la besogne, et le cuidoient de-lez eux avoir. Or vois parlerai de la bataille, comment elle fut persévérée, et des grands appertises d’armes qui y furent faites celle journée.