Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CLXIII

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 466-467).

CHAPITRE CLXIII.


Comment le roi de Chypre arriva à Londres, où il fut grandement fêté du roi d’Angleterre ; et comment le roi d’Escosee et le roi de Chypre s’entrefirent grand’fête à Londres.


Ces trois ducs dessus nommés reçurent, ainsi comme prisonniers, en la ville de Calais, le roi de Chypre moult liement, et le dit roi s’acquitta aussi d’eux moult doucement. Si furent là ensemble plus de douze jours. Finablement, quand le roi de Chypre eut vent à volonté, il passa la mer et arriva à Douvres. Si se tint là et rafraîchit par deux jours, pendant que on déchargea ses vaisseaux et mit hors les chevaux ; puis chevaucha le roi de Chypre à petites journées, et s’en vint à son aise devers la bonne cité de Londres. Quand il y parvint, il fut grandement bien fêté des barons de France qui là se tenoient, et aussi de ceux d’Angleterre qui chevauchèrent contre lui ; car le roi Édouard y envoya ses chevaliers, le comte de Harford, monseigneur Gautier de Mauny, le seigneur Despensier, monseigneur Raoul de Ferrieres, monseigneur Richard de Pennebruge, monseigneur Alain de Bousqueselle et monseigneur Richard Sturi, qui l’accompagnèrent et menèrent jusques à son hôtel parmi la cité de Londres.

Je ne vous pourrois pas dire ni conter en un jour les nobles dîners, les soupers et les festoiemens, les conjouissemens, les dons, les présens et les joyaux que on fit, donna et présenta, espécialement le roi d’Angleterre et la roine Philippe sa femme, au gentil roi de Chypre. Et au voir dire, bien y étoient tenus du faire ; car il les étoit venu voir de loin et à grands frais ; et tout pour ennorter et induire le roi qu’il voulsist prendre la vermeille croix, et aider à ouvrir le passage sur les ennemis de Dieu. Mais le roi d’Angleterre s’excusa sagement, et dit ainsi : « Certes, beau cousin, je ai bien bonne volonté de aller en ce voyage ; mais je suis dorénavant trop vieux ; si en lairay convenir à mes enfans. Et je crois que quand le voyage sera ouvert que vous ne le ferez pas seul, ains aurez des chevaliers et écuyers de ce pays qui vous y serviront volontiers. » — « Sire, dit le roi de Chypre, vous parlez assez, et crois bien que voirement y viendront-ils pour Dieu servir et eux avancer, mais que vous leur accordez ; car les chevaliers et écuyers de cette terre travaillent volontiers. » — « Oil, dit le roi d’Angleterre, je ne leur debattrois jamais, si autres besognes ne me sourdent, et à mon royaume, dont je ne me donne de garde. »

Oncques le roine put autre chose impétrer du roi d’Angleterre, ni plus grand’clarté de son voyage, fors tant que toujours il fut liement et honorablement fêté en dîners en en grands soupers.

Et avint ainsi en ce termine que le roi David d’Escosse avoit à besogner en Angleterre devers le roi[1] ; si que, quand il entendit sur son chemin que le roi de Chypre étoit à Londres, il se hâta durement et se péna moult de le trouver ; et vint le dit roi d’Escosse si à point à Londres que encore n’étoit-il point parti. Si se recueillirent et conjouirent grandement ces deux rois ensemble ; et leur donna de rechef le roi d’Angleterre à souper deux fois au palais de Westmoustier. Et prit là le roi de Chypre congé au roi d’Angleterre et à la roine, qui lui donnèrent à son département grands dons et bons joyaux ; et donna le roi d’Angleterre au roi de Chypre une nef qui s’appeloit Catherine, trop belle et trop grande malement ; et l’a voit le roi d’Angleterre mêmement fait faire et édifier, au nom de lui, pour passer outre en Jérusalem ; et prisoit-on cette nef, nommée Catherine, douze mille francs ; et gissoit adonc au havre de Zanduich. De ce don remercia le roi de Chypre grandement le roi d’Angleterre et l’en sçut grand gré. Depuis ne séjourna-t-il guères au pays ; mais eut volonté de retourner en France. Encore avec toutes ces choses le roi d’Angleterre défraya le roi de Chypre de tout ce que il et ses gens dépendirent, en allant et en venant en son royaume. Mais je ne sais que ce fut ; car il laissa le vaissel dessus nommé à Zanduich, ni point ne l’emmena avecques lui ; car depuis, deux ans après, je le vis là arrêté à l’ancre.

  1. Il paraît, d’après un passe-port rapporté dans Rymer, que le but du yoyage de David était de faire un pèlerinage aux reliques de Notre-Dame de Walsingham. Sa nouvelle épouse, Marguerite Loggie, avait en même temps un passe-port pour faire ses dévotions à Canterbury aux reliques de Thomas Becket, intrigant canonisé.